L’ASSASSINAT DES MONTAGNES
Fabien Ribery

Texte publié sur le site L’intervalle en mai 2023.

« Dans la pensée japonaise, écrit le philosophe Hidetaka Ishida, à la différence de la conception aristotélicienne du Sujet, la terre n’est jamais hypostasiée comme support primordial (hypokeimenon proton). La prédication est toujours locale – c’est pour cette raison que chez Nishida [philosophe majeur de l’école dite de Kyoto, proche de la pensée de Heidegger] la logique est toujours logique du lieu. »

Two Mountains, de Julien Guinand, enquête documentaire de nature profondément poétique sur les ravages écologiques touchant les montagnes de Kumano et d’Ashio au Japon, est un livre qui m’enchante par sa triple qualité, photographique, éditoriale et intellectuelle.

Victimes de la sylviculture intensive, de l’extractivisme minier et des typhons/hurricanes s’amplifiant avec le capitalocène, les montagnes forestières de Kumano, sur la côte non loin de Kyoto, et d’Ashio, dans l’arrière-pays de Tokyo, sont des lieux désormais marqués par le désastre, des constructions de béton, dont on peut se demander si elles relèvent du bricolage ou de l’ingénierie savante (brouillage de la distinction lévi-straussienne classique), tentant de contenir les glissements de terrain.

Le trompe-l’œil d’un tigre est placé à l’orée du livre, l’artificialité se substitue ou se superpose à l’environnement naturel, et l’on peut se demander si les kami n’ont pas fui tant d’irrespect et de souillure de la part des petits d’hommes cupides, animés par la logique d’un progrès de peu de conscience. 

Des résilles – appelons-les orthèses avec Guillaume Bonnel – parsèment le paysage, tels des pansements à la fois très beaux, étranges et dérisoires.

Les habitations impeccables des villages construits à la lisière des forêts vont l’amble, mais vivent pourtant sous la menace de leur anéantissement.

Précisément légendées (en fin d’ouvrage), les photographies de Julien Guinand témoignent d’une fermeté de cadrage, d’une justesse du point de vue et d’une cohérence chromatique – de très belles nuances de gris et de verts, jusque sur la couverture et dans la couleur des papiers – qui permettent à la fois la réflexion et une forme d’enchantement – une esthétique de la potentialité de la ruine (advenue/à venir).

Des habitants sont rencontrés, devant leur maison ou dans des restaurants de bords de route, regardés manifestement avec beaucoup de silence intérieur et de douceur.

Aucun pathos dans Two Mountains, mais une confrontation fine entre la lumière et les ombres, la nature et la culture, la vie et la disparition, le maintien moral shintoïste et les dégâts industriels. 

Il semble faire bon vivre ici, entre deux catastrophes, dans l’espoir que les ouvrages sabo, conçus tels des armures protégeant la terre en danger d’effondrement, ne cèdent pas.

Plus loin, tout près, en-contrebas, ce sont des tétrapodes de béton qui, placés dans le fleuve, sont destinés à amoindrir le choc des flux (eaux, sédiments, terres) destructeurs.

Julien Guinand montre des structures dont la puissance d’abstraction fascine.

Il y a çà et là des effigies de dieux, et des mandalas, dessinés ou de béton.

Maintenant, c’est un tapis à l’entrée d’un potager.

En de nombreux endroits, le paysage se vêt, alors que les villageois poursuivent leurs activités traditionnelles, d’ouvrages témoignant de la capacité humaine à tenter de panser les plaies qu’elle s’est elle-même infligée de façon démente.

Mais l’entreprise paraît sans proportion, dès que l’on prend de la hauteur, avec la puissance d’une nature dont il ne faut pas susciter la colère. 

Sous les cryptomères ayant recouvert une grande partie du Japon, la vie s’est raréfiée.

D’une dimension mythique, la forêt de Kumano est-elle désormais damnée ?

Dans un passionnant dialogue au sommet placé en fin d’ouvrage, Hidetaka Ishida [voir plus haut], l’historien de l’art Jean-François Chevrier et le physicien Jean-Christophe Valmalette discutent des images de Julien Guinand et de leur polysémie, ainsi que de la nature passionnément composite de son œuvre – des documents et archives diverses sont joints à ses photographies.

« Durant des millénaires, précise Jean-Christophe Valmalette, les murs de pierres sèches ont été construits dans les vallées japonaises à partir des contraintes de la matière. La forme première des pierres imposait leur usage. Le béton se joue de ces contraintes car il vient du liquide. Il n’oppose pas de résistance, au contraire, il s’abandonne aux délires les plus dévastateurs de l’esprit humain. Il se situe à l’opposé de l’art du jardin japonais qui réside dans une lecture des formes induites par la matière, que celle-ci soit immuable ou fluide. Le maître est celui qui possède l’art de se soumettre à la matière, il coproduit avec elle, il révèle l’évitement dans la subtilité d’une courbure, il lit dans la ramure ramassée du pin que l’outrance est éphémère. »

Voilà, Two Mountains est, depuis le constat désolant de la dégradation de l’habitat naturel, une contribution très belle à une sagesse à venir, peut-être.