PRESQU’ÎLES. LA HAGUE - ROKKASHO - LA HAGUE
Françoise Lonardoni
Article publié dans Art Press 533 de juin 2025 le 8 septembre 2025 à l’occasion de l’exposition Presqu’îles au centre d’art Le point du Jour à Cherbourg.

De deux presqu'îles occupées par des infrastructures énergétiques, Julien Guinand (France, 1975) a tiré une exposition qui excède largement le sujet du paysage. À la suite d'une longue résidence en Normandie et de séjours au Japon, il révèle des liens entre les deux bouts du monde que sont La Hague (presqu'île du Nord Cotentin) et Rokkasho (presqu'île de Shimokita au nord du Japon). Cette exploration se conjugue à celles de l'anthropologue Sophie Houdart, qui enquête à Rokkasho sur la vie après la catastrophe de Fukushima, puis à La Hague même. Introduits dans l’exposition sous forme de pièces sonores à écouter sous casque, ses récits d'enquêtes offrent de riches digressions dans le réel. L'exposition organise avec clarté les différents niveaux de sens: la question du nucléaire est traitée par l'archive, sous deux vitrines, laissant à penser que l'exposition vise un propos plus large. Des films courts, tournés dans les deux régions, sont projetés de manière aléatoire sur les murs d'une salle. Ils apportent un régime de vision rapide, suggestif, qui brasse la sensorialité de l’exploration avec les sujets documentaires. C'est un sentiment de puissance sourde qui nous accueille dans la première salle, consacrée à la région de La Hague: des vagues, falaises, masses rocheuses primitives émane une force qui est aussi palpable dans sa version immatérielle: la vision aveuglante d'un reflet sur une plage, d'un incendie sur la lande de Jobourg, proche de La Hague (2022). Un diptyque pris depuis le fort du Roule offre une double plongée sur la ville de Cherbourg (2023) qui fige la géométrie urbaine baignée par la mer. Dans l'une des deux, I'artiste cadre un couchant rougeoyant placé sur l'usine de retraitement des déchets nucléaires de La Hague, à une vingtaine de kilomètres. Cet art de circuler entre métaphore et réalité distille une certaine inquiétude, qui se retrouve dans la salle suivante consacrée au Japon, resserrée sur un propos documentaire: des indications sur les luttes sociales et antinucléaires, des installations industrielles côtoient des sites dédiés au culte des morts. Ces sanctuaires sont situés dans des espaces physiques très marquants, tels que l'ancien volcan du mont Osore ou le lac acide de Usori. L'intérêt de Julien Guinand pour la géologie et l'environnement se conjugue ici aux manières humaines d'habiter et de résister aux forces contraires. Le point commun entre les deux régions du globe est bien sûr l’industrie nucléaire. Forte pourvoyeuse d’emplois, l'industrie atomique normande se décline en de nombreux équipements de taille imposante. Cette invitation par un centre d'art dédié à la photographie en terre fortement nucléarisée prend une résonance particulière. À Rokkasho, l'ouverture de la centrale et celle de l'usine de retraitement, d'ailleurs conçue en coopération avec les ingénieurs de La Hague, est repoussée depuis plusieurs années: le tsunami de 2011, la lutte antinucléaire font pièce aux programmes d’investissement. Avec nuance, ces rapprochements entre les presqu’îles font résonner les échos du temps long de la géologie et de l’atome et ceux de la dialectique entre résister et s’adapter.