SCRUTER LE NUCLÉAIRE DANS LE REFLET DE SES EAUX
Jade Lindgaard
Article publié dans Mediapart le 8 septembre 2025 à l’occasion de l’exposition Presqu’îles au centre d’art Le point du Jour à Cherbourg.


Par nécessité environnementale, les installations nucléaires sont des sites d’eau : il faut des rivières ou des mers pour que les centrales y rejettent leurs jus radioactifs, dans l’intention d’y diluer la toxicité des radioéléments.
C’est pourquoi l’une des plus grosses installations atomiques en France, l’usine de retraitement de combustibles usés d’Orano et le centre de stockage de déchets de l’Andra à La Hague, a été construite sur le littoral nord du Cotentin, au bout de la pointe normande. Là où le vent souffle si fort que les paysannes et paysans ont dû remplacer les haies arborées par des murs en pierre. Là où déferle le raz Blanchard, considéré comme l’un des plus puissants courants maritimes dans le monde. Et c’est la raison pour laquelle le Japon a choisi Rokkasho, tout au nord de l’île de Honshū, dans la presqu’île de Shimokita, pour y bâtir une usine de retraitement de déchets inspirée de celles de La Hague – terminée il y a près de vingt ans, elle n’a jamais vraiment fonctionné.

Deux sites industriels jumeaux, deux géographies comparables. Cette proximité a donné l’idée d’une exposition tout en sensibilité sur ces territoires nucléarisés : à quoi ressemblent-ils ? Quelles expériences de vie et d’habitat créent-ils pour celles et ceux qui y vivent ? Comment marche-t-on dans les rues d’une commune qui serait rayée de la carte en cas d’accident ? Que voit-on quand on regarde une centrale nucléaire depuis les rues de son quartier ?

C’est pour saisir des débuts de réponses que le photographe Julien Guinand et l’anthropologue Sophie Houdart ont joint leurs regards dans une exposition dont le titre évoque un écran divisé de cinéma : «Presqu’îles. La Hague, Rokasho, La Hague » – elle a fermé ses portes au Point du jour de Cherbourg mais se poursuit dans son catalogue.


Le non-dit de la pollution radioactive

On y découvre des paysages faussement tranquilles : des rochers recouverts d’écume dans la baie d’Écalgrain, un pin à l’entrée du village de Kazamaura, les derniers éclats du soleil sur la ligne d’horizon de Cherbourg, une famille américaine dans la rue principale de la commune de Misawa. Rien à signaler, à première vue. Mais les apparences sont trompeuses et il faut laisser ses yeux glisser sur les détails de ces images pour en saisir la qualité : le pic rocheux incongru qui ferme une rue bordée de maisons, le reflet de lumière surnaturel dans l’anse des Moulinets à Herqueville.

Mais surtout, ces photos recouvrent un double-fond vertigineux : le non-dit de la pollution radioactive et du risque de l’accident. Des vaches paissent à quelques mètres de l’usine de La Hague, une famille pêche non loin de la centrale nucléaire d’Ōma. Que deviendraient- elles en cas de catastrophe ?

Sur une des très belles photos de l’exposition, une passante âgée, le corps appuyé sur une canne, tourne le dos à l’objectif et observe depuis la rue le dôme du réacteur de cette centrale. Son geste est ténu, mais ce regard révèle une attention et, par ce biais, incarne une question transmise au public : mais que fait cette centrale nucléaire à cet endroit, si près de cette zone habitée ?

Une colère triste sourd des paupières baissées d’Atsuko, photographiée devant la maison de sa mère Asako Kumagai, qui toujours refusa de vendre son terrain à la centrale. La maison est toujours menacée et des militant·es anti-nucléaire du monde entier sont invité·es à lui écrire pour que le facteur continue d’y apporter du courrier et utilise ainsi la rue que l’opérateur nucléaire voudrait s’approprier.

Ce parcours est d’une grande subtilité, nourrie des récits de Sophie Houdart qu’on pouvait écouter, dans l’exposition au Point du jour, décrire rencontres et choses vues glanées en quinze ans de travail sur la vie après Fukushima dans les zones touchées par la catastrophe. Il y est question de géologie, de la temporalité infinie des roches, de l’importance de la radioactivité naturelle dans la fertilité des sols terrestres et de souvenirs humains.

C’est un autre fil aquatique que suit l’artiste Laura Molton dans son travail : celui des cours d’eau qui traversent et innervent le plateau de La Hague. Dans son film/installation Remonter les rivières – à voir à Montbéliard (Doubs) à partir du 26 septembre dans une exposition collective –, elle plonge littéralement les corps de ses personnages dans les flots vivaces des alentours de l’usine nucléaire. L’eau coule en cascade ou se faufile entre les roches, les mousses verdissent, les arbres ombragent la flore de marais. Une nature idyllique captée dans une douce lumière. Mais pendant ce temps, l’invisible pollution radioactive crépite dans la bande- son lancinante de ces images contemplatives.

« Qu’est-ce que tu veux qu’on en dise ? C’est comme ça », lui dit une habitante. « Est-ce qu’il reste beaucoup de Haguais ici ? », demande une autre. Un homme fouille joyeusement les archives de son père, opposant à la construction de la plateforme nucléaire dans les années 1960, et abîmées par l’humidité et les crues de la rivière proche. Une autre lit un poème en patois normand de Côtis-Capel, auteur né dans un hameau de La Hague au début du XXe siècle. « Haro ! Haro ! J’mâodis les syins qu’ount fait chenna » (« Au secours ! Au secours ! Je maudis ceux qui ont fait cela »).

Ce chant enflammé contre la destruction du plateau de La Hague par l’industrie nucléaire n’a pas disparu. Il a donné son nom à un rassemblement contre l’extension de l’usine d’Orano qui s’est tenu en juillet à Vauville. Le poème Haro y fut chanté tous les jours et c’est au son d’une version chorale à plusieurs voix que se termine le beau film de Laura Molton, pépite poétique et indignée, vibrant d’amour pour la beauté du monde.