Julien Guinand
Textes extraits du livre Two Mountains, éditions Hatje Cantz, 2021.
Le douzième typhon de la saison cyclonique 2011 dans l’océan Pacifique nord-ouest s’est formé à la fin du mois d’août, tout près des îles Mariannes. On avait d’abord signalé une simple dépression, mais elle s’est rapidement transformée en une violente tempête tropicale. Baptisée Talas, elle est remontée vers le nord en direction du Japon. Les 3 et 4 septembre, elle est passée au-dessus de l’île de Shikoku. Elle a ensuite traversé le sud-ouest de Honshū – l’île principale du Japon –, exposant la péninsule de Kii à des pluies diluviennes. Dans la région de Kumano – la partie de la péninsule traversée par le fleuve Kumano –, la terre des montagnes glissa une centaine de fois en trois jours. La région avait rarement connu de telles intempéries : une rupture de métabolisme, survenue six mois seulement après le tsunami du 11 mars et la catastrophe de Fukushima. Les montagnes ne parvinrent pas à se maintenir, probablement en raison du remplacement de la forêt ancienne par la sylviculture intensive. Plantés par bouturage, les sugi (cryptomères) à croissance rapide qui couvrent une grande partie des montagnes japonaises permettent au pays d’améliorer son bilan carbone. Bien avant l’exploitation industrielle de la forêt, l’expansion des sugi était déjà due, semble-t-il, à l’action humaine : on raconte qu’en des temps immémoriaux, l’impératrice Jingū, de retour à Kyoto après avoir vaincu les trois royaumes de Corée, aurait transplanté une branche de cryptomère, donnant ainsi naissance aux forêts japonaises. Pourquoi ce récit convoquant la lignée impériale antique participe-t-il aujourd’hui encore de l’histoire mythique nationale ? Comment un processus de culture peut-il générer un paysage unanimement célébré pour son caractère naturel ? En voyant pour la première fois les chapelets de montagnes boisées de Kumano et leurs étroites vallées encaissées, je pensais voir la nature.
Située au sud de Kyoto (capitale impériale de 794 à 1868), la péninsule de Kii fut longtemps reléguée en périphérie du pays. Le folklore comme l’histoire de Kii et de Kumano portent encore les traces de cette subalternité ancienne. Pour l’écrivain Kenji Nakagami (1946-1992), né dans la péninsule et appartenant au groupe social discriminé des burakumin, la région a toujours été le territoire des marges et des résistances au pouvoir central, un lieu de relégation pour les « perdants » de tous types : nobles déchus, fermiers récalcitrants, anarchistes, groupes rebelles… Elle reste à maints égards, dans l’imaginaire japonais, une région de l’altérité et de l’ombre. Il semble y exister aussi un anarchisme agraire proche de ce que Sanshirō Ishikawa (1876-1956) appelait une « pensée du peuple de la terre » (土民思想, domin shiso). Dans le Kojiki (« Chronique des faits anciens »), un recueil de 712 qui relate les origines mythiques de l’archipel japonais et de la lignée impériale, les habitants de Kumano sont décrits comme des hommes-animaux dotés de queues, et la région de Kumano (熊野 : « le territoire de l’ours ») est représentée par une divinité apparue sous la forme d’un ours. Les récits de Kenji Nakagami ont tous pour décor un royaume mythique situé dans la péninsule de Kii. Dans le journal d’un de ses périples à travers la péninsule, Kishū : kinokuni, nenokuni monogatari (1978, « Kishū, récit du pays des arbres et des racines »), il écrit : « La péninsule de Kii, ou Kishū, est selon moi tout simplement un autre pays. C’est un pays plongé dans le noir, battu encore et encore par ses ennemis depuis l’époque de Jimmu [le fondateur mythique du Japon, selon le Kojiki]. “Un-pays-plongé-dans-le-noir” est l’autre nom de Kumano, le Pays Secret du Kishū. […] Je dis et je répète que le présent livre n’est ni un guide touristique ni une somme d’histoire culturelle. Il s’apparente plutôt à la façon dont William Faulkner, l’écrivain américain, a dressé la carte de Jefferson, Yoknapatawpha, Mississippi, où il a inscrit : “William Faulkner, Sole Owner and Proprietor” […]. »
Au ministère du Territoire on m’avait indiqué les lieux des catastrophes causées par le typhon Talas. Je m’en remis à ces indications pour traverser la péninsule du nord au sud, m’arrêtant pour voir les effets des glissements de terrain. J’avais l’impression d’inscrire mon cheminement personnel dans une trame à la fois géographique, historique et légendaire, tant la trajectoire du typhon suivait par endroits certains tracés humains, comme l’itinéraire millénaire du pèlerinage de Kumano ou celui du chemin de fer conçu dans les années 1930 pour désenclaver la péninsule et transporter le bois de sugi. La ligne de chemin de fer Goshinsen devait relier la ville de Gojō, qui marque le seuil de la péninsule, tout au nord, et la ville portuaire de Shingū, sur la côte sud-est. Commencée en 1939, interrompue par la guerre du Pacifique, la construction reprit en 1957 mais fut définitivement abandonnée deux ans plus tard.
J’appris par la suite que de nombreux burakumin vivent dans la région de Kumano, et en particulier à Shingū, qui est aussi la ville natale de Kenji Nakagami. Au nombre de trois millions, les burakumin – littéralement les « gens des hameaux », 部落民 – forment l’une des plus importantes minorités du Japon, dont la définition reste liée aux quartiers dans lesquels ils habitent, les buraku. D’après l’universitaire Machiko Ishikawa, les récits de Nakagami, en faisant le portrait d’un groupe subissant l’impérialisme des classes dominantes, se rattachent à la pensée postcoloniale. Une forme de colonialisme intérieur qui se rapproche beaucoup de la situation indienne, pays des castes et des subaltern studies.
Des pansements de béton couvrent les montagnes : ils viennent fixer la couche superficielle partout où la terre a glissé. Face à l’un de ces objets ajustés aux versants, on éprouve une forme de doute fait de répulsion et de fascination. Descendants des arrangements de troncs d’arbres qui dès le xviie siècle visaient à maîtriser les sédiments drainés par les rivières, ils font partie de la vaste catégorie des ouvrages sabō (砂防, sa : « sable » et bō : « prévention »), à laquelle est consacré un département du ministère de la Construction : murs, digues, drains et barrages destinés à contrôler l’érosion et à protéger des glissements de terrain les villages, les rivières, les routes et autres infrastructures. Le béton s’imposa avec l’occidentalisation des techniques portée par la devise « Esprit japonais, techniques occidentales » (和魂洋才, wakon yōsai). Des ingénieurs hydrauliciens européens furent invités au Japon dès les années 1870 pour concevoir les premiers sabō. Je fus surpris d’apprendre que l’un de ces ingénieurs était George A. Escher, père du célèbre graveur M. C. Escher. Mais c’est autour des années 1950 que se généralisèrent la « voie du béton » (Marie Augendre) et le recours aux formes géodésiques. Aujourd’hui, ces structures combinent des techniques de recouvrement, d’assemblage de formes moulées et de maillage. « Les géodésiens couvrent progressivement le monde entier de triangles qui, enchevêtrés les uns avec les autres, forment des chaînes géodésiques dites de premier ordre, formant l’ossature de toutes les déterminations de position de la surface du globe. » (Bernard Decaux, La Mesure précise du temps…, 1959.)
Cependant le reboisement et la revégétalisation font également partie de l’arsenal sabō. L’« association » pour la promotion des ouvrages sabō, Sabō Gakkai, a ainsi érigé en modèle L’Homme qui plantait des arbres, la nouvelle écrite en 1953 par Jean Giono. En 2006, à l’occasion d’un séminaire à Grenoble, une délégation fut même envoyée en pèlerinage à Vergons, petit village des Alpes-de-Haute-Provence où se déroule la nouvelle. Mais le béton reste privilégié. Nommée aussi Japan Society of Erosion Control Engineering, Sabō Gakkai est dotée d’une antenne dans chaque département. Elle vise « à promouvoir les travaux de protection et à soutenir les budgets qui leur sont alloués », et « défend les intérêts des municipalités rurales auprès du gouvernement » (Marie Augendre). Fondée dans les années 1930 comme un groupement de citoyens, elle fut rapidement transformée en société publique et fut dès lors dirigée par d’anciens hauts fonctionnaires.
La logique de l’« État constructeur » (土建国家, doken kokka) garantit dans les zones rurales une source d’emploi, plus ou moins tacitement en échange d’un soutien politique au Parti libéral-démocrate (自民党, Jimintō), qui s’est maintenu au pouvoir quasiment sans discontinuer depuis sa création en 1955. La « catastrophe », quelle qu’elle soit, est souvent l’occasion de privatisations et d’avancées du programme libéral, et l’argument du risque joue un rôle notable dans le fonctionnement des systèmes politiques japonais. Cela rend le béton nourricier autant que protecteur. Les 160 000 sites recensés « dangereux » permettent de justifier encore des dizaines d’années de bétonnage à venir. Ainsi, bien plus que la terre, c’est le béton qui fait vivre les foyers, en épongeant le chômage des campagnes. Selon Marie Augendre, les trois quarts des revenus des ruraux proviennent en effet des salaires versés par les innombrables petites entreprises locales de travaux publics très liées à la classe politique. Les collusions entre l’État et ces sociétés sont nombreuses : le dangō (談合, « enchères truquées ») est un système de « tournante » dans la répartition des marchés entre les entreprises, soutenu par les partis politiques. Les hauts fonctionnaires et les politiciens sont d’autant plus accommodants qu’ils briguent souvent une deuxième carrière dans le privé. Cette pratique du pantouflage est appelée la « descente du ciel » (天下り, amakudari). Stabilité politique et développement économique des régions rurales dépendent de cette immense foire à l’influence.
Il y a une vingtaine d’années, j’avais relevé quelques lignes dans un livre consacré au zen japonais : « La trame du monde, je la vois. Il suffit que le regard se libère, c’est-à-dire cesse d’accommoder. La perception aiguë, désintéressée, objective du réel est la plus forte hallucination possible. » (Jacques Brosse, Satori. Dix ans d’expérience avec un maître zen, 1976.) Moi aussi j’ai longtemps recherché cette trame. Mon intérêt pour le zen et le Japon me permettait de déplacer mon regard, mon point de vue, mes modes d’approche. J’ai cherché à voir sous la surface, sous cette terre mise à nu par les catastrophes successives, malgré l’amnésie humaine et son travail de recouvrement.
En arrivant dans le petit village de Tenkawa, au cœur des monts Ōmine, j’ai remarqué un tapis soigneusement positionné sur le sol entre la route et l’entrée d’un potager. Il doit permettre au jardinier de s’essuyer les pieds avant d’entrer, il matérialise également un passage et une limite. Le satoyama, « montagne du village », ce lieu particulier de la spatialité japonaise au bas des très nombreuses pentes, constitue un espace de transition entre la montagne inhabitable et la plaine cultivée, comme un point de contact mixte. Dans l’image page 37, l’ouvrage sabō qui traverse le satoyama en bordure de la ville de Nachikatsuura fait cohabiter brutalement deux formes de transition et de protection. Comme le tapis, cette juxtaposition figure le passage d’un monde à l’autre. Au pied de ces collines, je voyais la rencontre de deux ambivalences : celle de la relation au modèle occidental dans la transition vers la modernité de l’ère Meiji et celle de la relation à la nature, entre souhait d’intégration harmonieuse et volonté forcenée de domination.
En 1884, Jitsukaga Hayashi, un yamabushi – ascète de la religion shugendō – aujourd’hui révéré comme un saint, se laissa tomber, en posture de méditation (zazen), du haut des 133 mètres de la cascade de Nachi. Ses fidèles retrouvèrent son cadavre intact au fond de l’eau. Située sur la rivière Nachi, légèrement en amont par rapport au lieu de ma prise de vue (p. 37), cette cascade est l’un des sites sacrés les plus importants au Japon pour le bouddhisme et le shintoïsme depuis au moins le xe siècle. Le shugendō, « voie de la formation et de l’essai » ou « voie de la puissance spirituelle par l’ascèse », dit aussi « religion des montagnes », est né avant l’époque de Nara (viie siècle) de la rencontre entre tradition bouddhique ésotérique et pratiques chamaniques autochtones ; il était resté particulièrement vivace dans la péninsule de Kii. Son interdiction figure parmi les mesures de modernisation et d’affirmation nationale prises en 1868 par le nouveau gouvernement de Meiji, dans le cadre de la loi qui institua la séparation du bouddhisme et du shinto et fit de celui-ci la religion orthodoxe de l’État impérial. Mais malgré les interdictions répétées, l’emprisonnement, le feu mis à sa cabane des sommets, l’ascète poursuivit sa pratique avec obstination et ferveur. La date et le lieu de son geste lui confèrent une signification complexe : l’« abandon du corps » (捨身, shashin) est une ultime réalisation religieuse autant qu’une réponse à la façon dont le gouvernement de Meiji imposait l’entrée dans la modernité.
Des montagnes de Kumano, l’eau de la cascade de Nachi s’écoule jusqu’à l’ouvrage de béton que j’ai photographié (p. 37), un barrage d’écrêtement qui la ralentit et lui retire sa dangereuse vitalité. « Le kiwa (際) est à la fois limite, bord, bout, frontière, extrémité, transition, spatialement et temporellement. L’esthétique du kiwa prend forme ou se transforme au bord du catastrophique. Le kiwa a des contours nets et clairs ; il culmine au bord de la catastrophe, à sa remarquable limite » (Hidetaka Ishida). Le béton matérialise dans le territoire les limites que la société veut imposer au danger. Il lie et sépare deux mondes. Je ne peux m’empêcher de voir dans cette photographie une conflagration d’échelles et de sens. Serait-ce là une forme de modernité non occidentale ? Ou bien la manifestation d’un contresens culturel, à rebours des principes traditionnels du flux (nagare) et de l’impermanence (mujō) ?
En 2018, j’ai été convié par Jean-Christophe Valmalette, Satoshi Ohara et Ryugo Matsui à assister à un colloque universitaire autour de l’œuvre du chercheur et pionnier environnementaliste de l’ère Meiji, Kumagusu Minakata (1867-1941). L’œuvre de Minakata embrasse la biologie, l’archéologie, l’anthropologie, l’ethnologie et la philosophie. On m’avait parlé de lui à quelques centaines de kilomètres de là, dans les montagnes d’Ashio, alors que j’étais en train d’enquêter sur l’histoire de Shōzō Tanaka (1841-1913) qui, comme Minakata et à la même époque, luttait contre la destruction de la nature et préfigurait l’écologie moderne. Le colloque se tenait à Tanabe, une ville portuaire qui joue le rôle de porte d’entrée dans la péninsule par l’ouest, où Minakata passa trente-cinq années de sa vie, jusqu’à sa mort en 1941 ; le seul livre en français qui lui a été consacré jusqu’alors est écrit par Jean-Christophe Valmalette et Satoshi Ohara, natif de la région, qui me guida dans la ville. Dans la baie de Tanabe, la petite île de Kashima (p. 38 et 39) est aujourd’hui un parc national. Minakata parvint à la faire classer monument national en 1935, à l’issue d’une longue lutte commencée en 1906, quand le gouvernement de Meiji imposa que chaque ville ou village ne disposât que d’un seul sanctuaire shinto : cela impliquait la disparition d’une multitude de sanctuaires, et avec eux des bois denses et anciens qui les entouraient, menaçant le paysage, la faune et la flore. Lors d’une discussion sur le cap Tenjin-zaki, qui marque l’entrée de la baie de Tanabe et fut en 1974 le lieu de naissance d’un important mouvement citoyen de préservation des sites naturels par la propriété collective, Satoshi et Ryugo faisaient le même constat que Minakata en son temps : celui d’une mise en production de la nature sous le double registre de la catastrophe et du profit.
Makoto Sakate, rencontré à mon arrivée dans le petit village de Nosegawa, début septembre 2017, m’a conduit auprès d’une vieille dame qui a toujours vécu là, Sadako Bessho. Six ans auparavant, jour pour jour, le typhon Talas avait provoqué un glissement de terrain majeur entraînant la destruction d’une partie des habitations. Les pluies diluviennes qui avaient gorgé d’eau les flancs des montagnes furent tenues pour responsables. Sadako Bessho avait perdu sa maison. Selon Ulrich Beck, la question de l’écologie est, « d’un point de vue politique et sociologique, celle de la violation des droits fondamentaux conditionnée et légitimée par les systèmes – notamment le droit à la vie et à l’intégrité des citoyens ». Ainsi, « ce qu’initialement personne ne voyait et surtout ne souhaitait, à savoir la mise en danger de chacun et la destruction de la nature, devient le moteur de l’histoire » (La Politique dans la société du risque, 1991).
Mère du patron d’une entreprise locale de BTP, Sadako Bessho se souvient de la première inondation qu’elle a connue, enfant, quand déjà sa maison avait été emportée et qu’une nouvelle colline était apparue dans le village. Depuis lors, les villageois se rendent chaque année au sanctuaire érigé, selon la coutume, au plus haut point atteint par les eaux. Ils y appellent les morts en soufflant dans un horagai, une conque qui permet la communication dans les montagnes. Les sanctuaires portent et transmettent ainsi la mémoire des catastrophes passées.
Dans sa longue correspondance avec Horyu Dogi (qui dirigea le complexe de temples de Koyasan, situé à quelques kilomètres de Nosegawa), Kumagusu Minakata élabora une vision du monde entre sciences occidentales et mystique Shingon. Il s’interrogeait sur la causalité et le hasard. Il cherchait à figurer la toile des relations qui lie faits, événements et personnes sous la forme de diagrammes complexes qu’il traçait au pinceau. « Les voies du ciel, écrit-il, sont logiques (et ici, logique signifie causalité). Ainsi, à partir de n’importe quel point tous les parcours sont possibles pour rejoindre tout point. » (Lettres à Horyu Dogi.) Après les dévastations et les coupes sauvages de Meiji, la surexploitation pendant la guerre du Pacifique, l’expansion de la monoculture industrielle de sugi pour reconstruire le pays dans les années 1950, les forêts japonaises furent délaissées en raison de la chute du prix du bois. À Nosegawa, Akira Nakamoto, le conseiller de l’association forestière municipale, constatait leur abandon, surtout depuis les années 1990. Je l’ai rencontré dans un petit temple où un historien d’art de Nara nous a rejoints pour procéder à la datation d’une statue de Bishamonten. Dans ces montagnes, Kumagusu Minakata s’était opposé au déboisement et avait cherché à préserver le satoyama. Pour trouver des spécimens de plantes rares à étudier, il se rendait sur les lieux apparus dans ses hallucinations. Il tentait de révéler les liens entre les facteurs biotiques de l’écosystème et les pratiques folkloriques, qu’il considérait comme les émanations d’un même territoire. Il fut le premier au Japon à utiliser le mot « écologie ». Il pensait que d’une catastrophe pourrait naître le soulèvement d’une conscience collective.
Le 11 mars 2011, l’onde sismique venue du Pacifique ne mit que quelques minutes pour atteindre les montagnes d’Ashio, situées à deux cents kilomètres au sud-ouest de Fukushima. Le grondement de la montagne, son grand bruit sourd, c’était le réveil des mémoires enfouies. En tremblant, les blocs rocheux du synclinal d’Arikoshi, formé au cours du Permo-carbonifère, provoquèrent l’effondrement des rebuts des mines d’Ashio amoncelés depuis un siècle à proximité des berges de la rivière Watarase, ajoutant un épisode à la catastrophe déjà longue. Ici s’étaient déversées, à partir des années 1880, des quantités d’arsenic, de chlore, de sulfate de cuivre, de soufre, de cadmium, de plomb, de mercure et de zinc utilisés pour l’exploitation des mines de cuivre, contaminant l’eau, la terre, la végétation, la faune, et bien sûr les habitants, condamnant leurs activités. La catastrophe d’Ashio, qui occasionna de nombreuses luttes, est le premier cas de pollution industrielle de grande ampleur au Japon. C’est Jean-François Chevrier, alors qu’il me rendait visite avec Élia Pijollet pendant ma résidence au Japon, au mois d’août 2017, qui a attiré mon attention sur cet événement et sur la figure de Shōzō Tanaka, longuement évoqués dans l’ouvrage de Pierre-Francois Souyri, Moderne sans être occidental. Le passé traumatique a été réactivé le 11 mars 2011, physiquement et symboliquement ; la catastrophe d’Ashio est souvent appelée depuis lors le « Fukushima de l’ère Meiji ».
La récurrence de la catastrophe alimente-t-elle le sentiment de ce que l’on appelle au Japon l’« impermanence du monde » (無常, mujō) ? Il semble que la conscience de vivre dans les ruines du monde y soit largement partagée. Faut-il voir dans cette attitude une forme de fatalisme, ou bien s’en inspirer comme d’un exemple d’humilité et d’adaptabilité ? Et qu’en est-il quand les aléas dont découlent les catastrophes sont largement d’origine humaine ?
Les immenses dépôts géologiques de cuivre ont été découverts en 1608 dans les montagnes d’Ashio, sur un site qui appartenait alors à un temple zen. Exploitée dès le xvie siècle au profit du shogunat Tokugawa, la mine fut rachetée en 1877 par un entrepreneur privé, Ichibei Furukawa, qui transforma profondément le mode de production en appliquant les méthodes industrielles occidentales. Perdues dans les montagnes au centre de Honshū, les mines Furukawa devinrent rapidement l’un des fleurons industriels de l’ère Meiji – un empire minier qui produisait presque la moitié du cuivre du Japon, métal particulièrement stratégique lors du conflit sino-japonais de 1894-1895. Puis il y eut la pollution de l’air, des sols, des eaux. Des montagnes d’Ashio, la pollution déversée par la mine dans la rivière Watarase est descendue jusqu’aux départements situés en aval, atteignant notamment les rizières des villes de Sano et Tatebayashi. Les premières mobilisations de la population locale eurent lieu en 1890 : la dégradation de la couverture végétale accentuait l’érosion, les inondations devenaient plus destructrices, plus fréquentes, elles déposaient sur les champs non plus un limon fertile mais des boues toxiques.
C’est du petit temple Unryū-ji, situé au milieu des rizières de Sano, que partit la première grande révolte populaire du Japon moderne. Dès 1897, des habitants des zones polluées organisèrent des marches (oshidashi) jusqu’à Tokyo, inspirées des révoltes paysannes des xviie et xviiie siècles, pour protester contre les dégâts causés par l’exploitation de la mine d’Ashio et remettre leurs pétitions au gouvernement. Depuis 1890, le député Shōzō Tanaka, un paysan issu d’une famille de chefs de village qui s’était consacré à la politique au sein du Mouvement pour la liberté et les droits du peuple (自由民権運動, Jiyū Minken Undō), menait la lutte, par ses interpellations à la Diète et dans la presse. Comme Kumagusu Minakata, il fait partie de ceux qui ouvrirent l’ère des combats écologistes. La répression violente de la quatrième marche, le 13 février 1900 au lieu-dit de Kawamata à Meiwa, le convainquit de l’impasse du combat législatif, et il démissionna de la Chambre après que de nombreux protestataires, pacifiques et sans armes, furent blessés par la police, et une centaine arrêtés : « Le gouvernement, s’écria-t-il, tue le peuple, ce qui équivaut à porter le fer contre soi-même. » Dans les années suivantes, le gouvernement étouffa la contestation en substituant le problème des inondations à celui de la pollution, justifiant un immense projet de bétonnage fluvial et décidant de transformer le village de Yanaka en bassin de sédimentation (afin d’empêcher que les eaux polluées ne s’écoulent jusqu’à Tokyo). Plus de deux cents millions de mètres cubes de terre furent déplacés, soit bien davantage que pour le canal de Panama. Tanaka partagea le quotidien des réfractaires jusqu’au dernier moment, allant jusqu’à se construire une petite hutte dans le village condamné. Mais Yanaka fut submergé en 1907, et le flux populaire arrêté. Le gouvernement de Meiji portait haut son projet d’entrée dans le capitalisme et la modernité.
À Sano, j’ai rendu visite à Ryuji Niwata, le prêtre du temple zen qui avait servi de siège au mouvement d’opposition. Il me montra une photo prise le lendemain de la mort de Tanaka, en septembre 1913, où les proches du défunt sont rassemblés autour d’un omoto, lys sacré du Japon, symbole de longévité. Le lys fut planté dans le jardin de la famille Niwata, qui jouxte le temple, et y vit toujours.
Pour Shōzō Tanaka, dénoncer la collusion entre élites et industriels participait du combat démocratique contre la confiscation du pouvoir par une oligarchie et contre les dangers d’une civilisation obnubilée par la croissance. Plus tard, d’autres penseurs anarchistes comme Sanshirō Ishikawa, grand admirateur de Tanaka, tentèrent d’élaborer des réponses similaires aux problèmes soulevés par le capitalisme industriel. Si l’extraction minière a cessé en 1973 à Ashio, l’usine continue de traiter du minerai importé et Furukawa Zaibatsu reste l’un des plus grands conglomérats industriels du Japon, parmi d’autres zaibatsu (« clans financiers », le plus souvent familiaux) de même type, comme Mitsubishi, Suzuki et quelques autres, un bon nombre de ces entreprises étant aussi des géants du nucléaire. Tout près du carrefour où les paysans en marche vers Tokyo furent violemment interceptés et inculpés pour rébellion et troubles à l’ordre public, j’ai photographié l’arbre qui avait été témoin de l’événement. Il jouxte aujourd’hui un concessionnaire Subaru, autre zaibatsu dont l’usine d’origine, ouverte en 1917, se trouvait à quelques mètres de là.
Ce qu’on nomme aujourd’hui « crise écologique globale » est issu d’un mélange d’inconscience et de volonté de domination propre à l’humain, et plus précisément d’un esprit de cupidité lié au capitalisme. Elle est aussi la conjonction d’une multitude de situations locales dans lesquelles cet esprit a pris des formes particulières. Autour de 1905, les fils du village de Yanaka mouraient en Mandchourie pendant que leurs parents étaient traînés hors de leurs maisons au nom d’une guerre contre le principe du « flux » (流れ, nagare), dans une gigantesque rationalisation et militarisation de la plaine du Kantō polluée par les activités minières. Pour Shōzō Tanaka, le drame du village de Yanaka était un symptôme de la modernisation menée par le gouvernement de Meiji. Pour reprendre une expression de Cyrian Pitteloud, l’« interventionnisme de façade » du gouvernement masquait mal son parti pris pour les intérêts du capitalisme industriel. Selon Robert Stolz, les résistants expropriés du village « ont montré la voie de la vraie liberté, une liberté fondée non pas sur les lois humaines ou sur des projets politiques limités et partiels, mais sur une compréhension holistique de l’ancrage dans une écologie politique devenue incontournable ». Ils semblaient ainsi « ne pas devoir répondre de lois corrompues, mais seulement des règles de la nature ». Aujourd’hui, dans les montagnes d’Ashio, des bénévoles tentent de reboiser les versants stériles en replantant des arbres un à un, en pulvérisant un mélange de terre et d’engrais sur le sol, en recréant des morceaux juxtaposés de jardins à l’échelle du paysage. À Kumano, les pentes striées par les sabō me faisaient penser à des broderies ; à Ashio les versants ressemblent à des patchworks. À Kumano, c’est le gouvernement qui quadrille les flancs de collines ; à Ashio, ce sont les activistes qui rapiècent les montagnes.
Face aux glissements de terrain de Kumano et aux montagnes abîmées d’Ashio, je ne pouvais m’empêcher de voir l’œuvre du poisson-chat géant des estampes, cet animal mythique fréquemment représenté durant l’époque Meiji. Il est dit que le namazu, terré dans la boue, porte les îles japonaises sur son dos et provoque des catastrophes lorsqu’il s’agite. Mais surtout, le namazu procède à une « rectification du monde » (世直し, yo naoshi) : « il est l’opérateur d’un principe de changement et de mutation fondamentale qui opère, à basse fréquence, le rétablissement de l’harmonie du rapport de la société nippone avec ce qui l’environne » (Yoann Moreau, Vivre avec les catastrophes, 2017). Selon cette conception animiste, il viendrait sanctionner à Kumano une offense à l’égard des forêts, provoquer à Ashio la résurgence d’une mémoire des pollutions. Photographier au Japon revenait souvent à ne pas comprendre ce que je voyais ; état de sidération proche du sentiment de la catastrophe. Il m’a donc fallu composer un récit après coup, élaborer quelque chose à partir d’intuitions et de clarifications, dans une controverse engagée avec moi-même, entre reconnaître et nommer. Je pensai que de ce maillage pouvait naître une signification globale, un tissage herméneutique proche de la métamorphose qui opère dans l’après-catastrophe. Tout comme les montagnes de Kumano et d’Ashio sont tramées et rapiécées de morceaux d’autres mondes.