Adrien Malcor
Article publié dans le journal Quinzaine, juillet 2022 ; à l’occasion de l’exposition Two Mountains, musée des Beaux-arts, Chambéry, 2022.
Le photographe Julien Guinand (né en 1975) a publié l’an dernier un livre de textes et d’images intitulé Two Mountains. Ces « deux montagnes » désignent par synecdoque les deux régions japonaises de Kumano et d’Ashio, que l’artiste arpente, étudie et photographie régulièrement depuis 2015 (il fut notamment pensionnaire de la Villa Kujoyama, à Kyoto, en 2017). Chacune des deux parties du livre commence par le récit d’une catastrophe récente – typhon, séisme – qui a révélé les fragilités de ces deux territoires. À Kumano, la monoculture intensive de conifères sugi a fragilisé les pentes, et une puissante industrie du BTP couvre les montagnes de spectaculaires pansements de béton, les ouvrages sabô, pour tenter de prévenir les glissements de terrain. À Ashio, l’exploitation du cuivre pollue toute la région depuis le XIXe siècle, et le tremblement de terre de 2011 y marqua « le réveil des mémoires enfouies ». Je ne peux résumer ici les vastes arrière-plans politiques et culturels de cette double situation écologique, qui recoupe, entre autres, l’histoire des réformes religieuses au Japon. C’est le lot de l’approche écologique : Two Mountains présente deux études de cas exemplaires par leur complexité (par la « transdisciplinarité » des savoirs engagés).
L’exposition qui a ouvert le 12 mai dernier au premier étage du musée des Beaux-Arts de Chambéry – une grande salle haute de plafond, qui fut la salle de lecture du « musée-bibliothèque » inauguré en 1889 – est à la fois un déploiement et un prolongement du livre. Elle lui reprend la partition des deux « terrains » (Kumano puis Ashio, délimités par un jeu de cimaises), ainsi qu’une partie de sa matière documentaire (cartes, documents scientifiques, reproductions d’art japonais, entretiens avec des habitantes, etc.). Mais elle l’enrichit notablement, outre d’une vingtaine d’images non retenues pour le livre, d’un dialogue entre artistes et entre médiums, puisque Julien Guinand y a invité la sculptrice Rachel Poignant (née en 1968), qui depuis trente ans bâtit une oeuvre exigeante sur les seules opérations du moulage. Je connaissais ce travail, j’admire son silence énigmatique, et j’étais curieux de voir comment il viendrait ponctuer un projet documentaire. Ce dialogue est en fait l’histoire, voire l’aventure, d’une ressemblance. Les deux artistes avaient été présentés l’un à l’autre par les commissaires de l’exposition, Jean François Chevrier et Élia Pijollet, qui avaient été frappés par les similitudes formelles entre les ouvrages sabô photographiés par Julien Guinand et certains reliefs en « grille » réalisés par Rachel Poignant.
À Chambéry, cette ressemblance a été convertie en une analogie spatialisée : les objets muraux de Rachel Poignant viennent s’interposer dans un mur de photographies d’Ashio d’une manière comparable à celle dont, sur les paysages de Kumano, les ouvrages sabô surgissent au milieu des pentes herbeuses ou boisées (la ressemblance des formes est bien relativisée au profit d’une analogie des modes d’apparition spatiale, entre espace représenté et espace réel). Mais, sur ledit mur, les sculptures font aussi la transition entre les paysages industrialisés et les vues domestiques, dont celle d’un petit barrage de fortune bricolé contre le mur d’une maison. Il y a des ressemblances et des différences – d’échelle ou autre – entre les diverses activités de production (artistiques, domestiques, industrielles), et elles sont problématisées dans le même mouvement analogique. Il faut dire que les grands tirages denses de Julien Guinand tiennent le choc plastique. Les dominantes verte et grise des images de montagne unifient l’exposition, et certains paysages, avec leur pente bâtie s’étageant dans le plan de l’image, ont une tension tectonique qui rappelle l’espace cubiste. L’accrochage joue par endroits des constantes formelles (topographiques) du paysage de vallée, en utilisant les aménagements humains comme des raccords virtuels. C’est tout un théâtre de la nature technicisée : gorges ou routes qui fendent la pente, elles-mêmes coupées par les digues ou ponts ou canalisations.
Au milieu de la salle, deux socles portant des sculptures de plus petites dimensions prolongent et transposent une grande image noir et blanc de rivière asséchée : les « moulages de moulages » de Rachel Poignant tiennent de la dérive et de la sédimentation, pollution comprise (la rivière en question charrie les déchets des mines de cuivre d’Ashio). Comme si, sur ces socles, l’audace pittoresque des sabô se trouvait érodée par le flux d’une autre création-destruction, plus intérieure sinon plus profonde. Le mur du fond, occupé par un ensemble de vues enfumées par des brûlis, souffle une haleine ignée sur toute l’exposition. C’est un mur de fumée, qui, en tant que tel, fait lui aussi écho dans l’espace actuel aux escarpements géométriques (modulaires ou facettés) des sabô montrés au début de l’exposition. On peut dire, en pensant au titre d’un ouvrage du biologiste Henri Atlan, que le regardeur évolue « entre le cristal et la fumée ». Les lignes d’associations qui aboutissent au mur de fumée lui dessinent une sorte d’habitant virtuel, fragile et composite : l’arbre, le signe d’écriture et la figure humaine hantent le milieu amorphe comme trois aspects d’une seule et même individuation précaire. Au retour on accompagne donc ce fantôme et cette fumée, et ils traversent les deux grands rouleaux de tissu suspendus au plafond à la manière des kakemonos calligraphiques. Sur le premier rouleau (section Kumano), on avait lu un diagnostic de crise – « Au Japon les collines tombent / partout le monde semble s’effondrer » –, auquel le second (section Ashio) semblait apporter une solution provisoire : « rapiécer son monde / avec des morceaux / d’autres mondes ».
La problématique de l’exposition ne s’épuise pas, loin de là, dans cette dialectique de l’effondrement et du rapiéçage, de la destruction et de la (re)construction, mais il est clair qu’elle cherche à tisser une continuité analogique, fût-elle ambivalente et circonstanciée, entre diverses formes ou paradigmes de l’activité humaine : entre les errements du « progrès », les bricolages de la survie comme de la mémoire, et l’hétérogénéité des gestes artistiques. On voit bien alors comment les forces ou processus « naturels », loin de rester les objets neutres d’une écologie strictement scientifique, fournissent à l’exposition toute une gamme très efficace de « liants » poétiques (feu, fumée, eau, rivière…).
Julien Guinand, dans son livre, évoque le connexionnisme mystique du naturaliste et anthropologue Kumagusu Minakata (1867- 1941), qui fut l’un des pionniers de la lutte écologiste au Japon. Les « voies du ciel », écrivait celui-ci, sont « logiques », c’est-à-dire hyperdéterminées : « à partir de n’importe quel point tous les parcours sont possibles pour rejoindre tout point ». Il serait amusant de se demander en quoi les multiples « parcours » poétiques proposés aujourd’hui à Chambéry – je n’en ai mentionné que quelques-uns – dessinent, ou pas, un réseau de causalité cosmique du type de ceux qui intéressaient Minakata. Mais ce ne serait, je crois, qu’un parcours de plus à tracer dans l’exposition. L’enquête écologique a donc pris, dans le musée de Chambéry, la forme d’un paysage analogique. Ce paysage n’est pas l’endroit où « tradition et modernité » sont censées « cohabiter » (selon un poncif touristique communément appliqué au Japon), mais il est bien là où la vue, nécessairement actuelle, peut retrouver l’archaïque (plutôt que de collectionner l’exotique, comme le fait souvent le touriste). Julien Guinand a aussi vu les grilles de béton des sabô comme les écailles du gigantesque dieu-poisson qui, selon la légende, dort sous l’île du Japon… Le mythe affleure, pourrait-on dire, sous les analogies.