Gilles Verneret
Texte publié dans le catalogue de l'exposition Paysages interstitiels, Le Bleu du Ciel, Lyon, 2005.
Cette photographie réunit toutes les apparences premières d'une fiction : fiction supposée ou véritable ? Retranchée dans sa neutralité, l'image ne délivre aucun sens, pas plus que cette jeune femme au pantalon rayé et à la tunique d'été qui se penche sur un sol muet ; prise en flagrant délit de réflexion, elle ne dévoile rien de ses pensées. La photographie a-t-elle été pensée, recomposée pour nous délivrer un message ? Est-elle consécutive à un rendez-vous pris avec le modèle ou bien est-elle le fruit du hasard, instant décisif shooté par le voyeur ? L'image ne répond pas et laisse le spectateur face au trouble.
Nous sommes dans l' « Ensemble corse », rien de corsé au premier abord, un tableau sage : une jeune femme est assise comme le penseur de Rodin sur une traverse de béton, sans doute arête échappée d'un trottoir. Livrée en attente, derrière un scooter bleu jouxtant une arrivée d'égout sec, elle vagabonde intérieurement. En guise de décor, quatre pins parasol et juste derrière son dos un végétal à trois branches ; présences phalliques et candélabre vert à la symbolique ésotérique. Devant elle, un parterre parsemé de sable et de graviers, une plaque de chantier plâtreux abandonnée. Elle repose incongrûment comme venue du Moyen-âge, rousse et androgyne avec son pantalon et ses cheveux courts. Seule certitude : la prise de vue certifie son existence, elle dont le bras droit nu, pince le bras gauche pour asseoir cette présence au monde d'un ferme mais discret « suis-je bien là, ici et maintenant ? ».
Elle attend comme dans la chanson « J'attendrai le jour », alors que flotte aux alentours un parfum de fiction cinématographique. La scène est irréelle dans sa banalité, le micro-geste du pincement ajoute au mystère de la posture. Que fait-elle là dans ce lieu de non-lieu, rencontre de l'usage et de l'insignifiance où se croisent la forêt verte, le sol blanchâtre et un ex-chantier ? Que fait-elle dans ce lieu d'arrêt et de désordre à l'orée d'une clairière de pins, sans doute proche de la mer, contrariée par une arrivée d'égout improbable ? Peut-être un leurre, lui aussi sorti de nulle part, ne vidant aucune bile ou liquide d'ordure ménagère témoin de la pureté et de l'incertitude féminine.
La mécanique silencieuse du scooter, grossie par l'échelle de la perspective photographique semble écraser la jeune femme, l'abriter du regard d'un voyeur potentiel. Un écusson royal sur son flanc gauche, comme jadis sur les destriers des chevaliers, indique « shark », le requin, évoqué par un fuselage élancé et pointu en direction du guidon. Se laisserait-elle conduire ou avaler par ce grand requin bleu ? S'agit-il de son scooter qu'elle aurait délaissé un instant pour réfléchir, mais où est son casque ? S'agit-il d'un étranger qui lui tiendrait une compagnie sommaire ? Quel drôle d'endroit pour s'arrêter, ni plage, ni parking, ni boutiques aux alentours... Non, il y a autre chose, elle attend certainement quelqu'un, comme un page androgyne attend son seigneur, vêtu de sa tunique surmontant son justaucorps rayé et chaussé de bottines, peut-être le conducteur du scooter, peut-être rien. Mais à l'instant décisif où le « shooter » est arrivé, elle n'a pas eu le temps de se reprendre, surprise en flagrante absence par l'instantané de la prise de vue. D'elle on ne connaîtra jamais le regard : il aurait fallu pour ça qu'elle relève la tête et que la photographie devienne un film.