Texte de Julien Guinand, publié dans le livre Expérience sensible et sciences humaines et sociales, sous la direction de Danièle Méaux, à paraître en 2025 aux éditions Hermann.
La dernière photographie qui figure dans le livre Two Mountains, édité en 2021, est aussi la toute première photographie que j’ai prise au Japon. Au mois d'août 2015, à la descente du train qui nous menait à Nara, ma famille et moi-même avons été accueillis par cette scène inaugurale, juste devant la gare : une manifestation contre la reprise du programme nucléaire et la remilitarisation du pays. Cette première photographie, que j’avais d’abord mise de côté, annonçait les thèmes que j'allais explorer par la suite. Placée à la fin du livre Two Mountains, elle fait le lien entre le travail que je menais à l'époque au sujet de deux montagnes japonaises abîmées et celui qui allait suivre sur les territoires nucléarisés.
Au moment où j’écris ce texte en 2024, je suis à Ōma, un port du bout du monde situé tout au nord du Japon, à l'extrême pointe de l’île principale de Honshū dans une péninsule fortement militarisée et nucléarisée. J'effectue un quatrième séjour dans ce pays et ajoute une nouvelle pierre à un édifice entamé en 2015, que je construis pas à pas, pierre après pierre. Mais avant de comprendre le sens de cette toute première photographie qui m'enjoignait de continuer le travail, il m'a fallu faire un détour, par la Hague en France.
Dans mes derniers projets documentaires, j'ai fait le choix de rendre visible le processus même de l’exploration photographique : je montre des faits, des situations locales, mais j’essaie aussi de montrer la manière dont se trame mon travail. Le projet Two Mountains par exemple, qui documente deux catastrophes au Japon, est lié à des vécus personnels : il fait le récit d'une catastrophe naturelle, mais aussi celui d'une exploration sensible à la première personne. Ce que l'on voit en filigrane, sous le sujet qui est traité, c'est une façon de travailler qui repose sur des rebonds successifs, un maillage qui commence toujours par des intuitions, confortées ou contredites par l'extérieur, par des rencontres, des présences, des soutiens, des partages.
Lorsque l’on entame un projet, on se lance dans le vide, on cherche une route, puis on trouve un croisement qui emmène plus loin. On fait le point et on se rend compte qu’on est arrivé. Le résultat final ne ressemble en rien à ce qu’on avait imaginé au départ, mais il est là, né d’un maillage de rencontres hasardeuses et de coups de chance, le tout tenu fragilement par une impérieuse nécessité de trouver et de résoudre. On avance dans un brouillard qui ne se dissipe qu’à la toute fin, au moment du dénouement ; l’objet photographique, filmique, sonore, l’articulation de tout cela ne peut se faire qu’une fois le chemin parcouru. Parfois, cela va jusqu'à la dissolution ‒ photographier au Japon revenait souvent à ne pas comprendre ce que je voyais, dans un état de sidération proche d’un sentiment de catastrophe. Il m’a fallu composer un récit après coup, élaborer quelque chose à partir d’intuitions et de clarifications, dans une controverse engagée avec moi-même, dans le désir de reconnaître et de nommer.
D'autres fois, j’éprouve une forme de jubilation à penser que les choses se feront de toute façon, dans la mesure où je demeure dans un état de disponibilité. Les bifurcations successives qui se présentent sur mon parcours, entrecroisements de la volonté, de la chance et des hasards, revêtent parfois un caractère éminemment étonnant, se tenant à de simples synchronicités. De cet ensemble peut naître une signification globale, un tissage herméneutique engageant la métamorphose. Dans le texte qui suit, j’essaie de décrire ce processus exploratoire, un travail en train de se faire, constitué de rencontres et de moments qui peu à peu construisent un objet artistique.
TWO MOUNTAINS
Juste après l'épisode de Nara et cette première photographie de manifestation recueillie sur la pellicule, je me suis retrouvé durant l’été 2015, accompagné de ma famille, dans les forêts de Kumano, presqu’île appelée également péninsule de Kii, située au sud de Kyoto. Considérée comme le berceau mythique du Japon, cette péninsule a longtemps été un territoire de relégation. L'histoire de Kumano porte encore les traces très anciennes de la subalternité. C'est un lieu qui accueille les « perdants » de tous types : nobles déchus, fermiers récalcitrants, anarchistes, etc. On dit que cette péninsule est, dans l'imaginaire japonais, une région de l'altérité et de l'ombre. C’est aussi un foyer religieux important pour le shintoïsme et pour le bouddhisme, les deux principales religions du pays. Il existe un recueil datant de 712 qui raconte les origines mythiques de l'archipel japonais et au sein duquel les habitants de Kumano sont décrits comme des hommes-animaux dotés de queues. Aujourd'hui, de nombreux Burakumin vivent dans la péninsule : il s’agit d’une minorité discriminée qui est victime d’une forme de colonialisme intérieur.
Attiré par la culture du zen, j’étais venu chercher une immersion dans le monde végétal. Comme la grande majorité du territoire japonais, la péninsule de Kii est couverte de forêts. Faisant route depuis Kyoto (l'ancienne capitale, située un peu au nord de la péninsule), j’avais pénétré peu à peu dans l'ombre des collines, puis dans celle plus épaisse de longues vallées encaissées. J’étais entré dans le berceau des arbres, cherchant le vert de la terre. Dans ce massif au relief très escarpé, la nature semble intouchée ; les villages se sont coulés au fond des vallées épousant leurs versants ; les routes suivent les cours d’eau et tout semble intégré. Dans le livre Two Mountains, est reportée une phrase de Bachelard (qui lui-même cite Jules Supervielle) portant sur la forêt : « Habitants délicats des forêts de nous-même ». Partir dans ces forêts exotiques était pour moi une occasion de tester cette métaphore. J’avais trouvé les forêts profondes, mais j’avais également constaté que ce qu'on appelle « la forêt ancestrale » n’existe plus vraiment.
Au cours d'une séance de prise de vue en forêt, je suis tombé face à une grande structure de béton ajustée à la pente d'une colline afin d’en maintenir le flanc. Plus bas, sur le versant défriché, différents objets venaient compléter ce dispositif de soutien : des terrasses agricoles maintenues par des bambous, des blocs de béton emboîtés, des drains, des plantations. Cette nappe de béton se présentait comme une irruption saisissante. Là encore, j’ai réalisé une photographie qui a joué un rôle essentiel pour la suite de mon travail : j'ai su instantanément qu'il me faudrait ensuite dérouler le fil qu’elle contenait et chercher à comprendre ce que je voyais. Le sujet photographié sollicitait mon regard, en raison d’une part d'énigme, de l'absence de perspective, de sa matérialité également. Alors que j'avais déjà oublié l'existence de l'image de la manifestation de Nara prise quelques jours auparavant ‒ comme si elle était venue trop tôt dans l’enchaînement de mon travail, tissant un lien avec un futur trop lointain ‒, cette photographie d'une pièce de béton à flanc de colline m'indiquait désormais la marche à suivre : traverser des paysages similaires, trouver d'autres objets du même type, et comprendre plus tard le sens contenu au sein de ces prises de vue.
En parcourant la région, je retrouvais souvent ce motif de béton sur les versants des collines. Je me suis intéressé à ces formes étranges, variables, chargées d’une qualité vernaculaire. J’oscillais entre doute et fascination : étaient-ce des pansements à l'échelle du paysage ? Des trames secrète mises à nu par un retrait de la terre dont les causes m’échappaient ? Je supposais une intention esthétique ; je pensais aux artistes du mouvement Mono-ha de la fin des années 1960 ; j'imaginais une « manière japonaise » de traiter le paysage, héritée de l'art du jardin. Plus tard, quand j'interrogeais des ingénieurs du ministère de l'aménagement sur la manière dont ils donnaient naissance à de telles formes, ils ne comprirent pas ma question : leur approche était strictement technique. J’appris que ces structures sont nommées sabō (un mot composé de deux caractères qui signifient « sédiment » [sa] et « endiguer, prévenir » [bô]), qu’elles contribuent à une lutte contre l’érosion des sols, dans cette région soumise aux pluies intenses et aux typhons. J’appris également que les glissements de terrain étaient devenus beaucoup plus fréquents depuis que les cryptomères ‒ conifères nommés aussi « cèdres du Japon » ‒ avaient remplacé la diversité des espèces d’arbres qui composaient la forêt jusqu’au xixe siècle. Je commençais alors une sorte d’enquête ; tout en continuant les prises de vue, je recherchais des informations, des données techniques et historiques. Les ingénieurs auxquels j'étais allé poser des questions, m'indiquèrent les lieux de catastrophes passées. Je me rendis dans les différents villages touchés par des glissements de terrain afin de rencontrer les habitants, de les photographier et de les filmer.
De ce premier séjour à Kumano en août 2015, je n'ai retenu que deux photographies. Je procède toujours par soustraction, et bien souvent, je ne garde que très peu d'images. Mais je me donnai par la suite les moyens de prolonger le travail : j’obtins une résidence à la Villa Kujoyama de Kyoto, ce qui me permit de retourner trois mois au Japon en 2017. Je travaillais alors conjointement avec le photographe Tadashi Ono, qui s’intéressait aux conséquences du tsunami de Tohoku en 2011. Nous abordions tous les deux le paysage japonais, lui sous l’angle du mur anti-tsunami de Tohoku, moi dans les montagnes de la région de Kumano. Les matériaux de construction ne sont pas de la matière inerte ; ils portent des choix politiques, voire idéologiques, des enjeux de savoir, de territoire, de capital et de pouvoir. On sait que le béton est le fruit de lourdes transformations industrielles. La France était historiquement un pays de la pierre, le Japon un pays du bois. Or, les deux pays sont devenus après la Seconde Guerre mondiale des champions mondiaux du béton. Le Japon s’est engagé dans cette voie depuis la fin des années 1910, dans la foulée de l’ère Meiji, qui a promu l'occidentalisation des techniques. Au Japon, les sabō, murs, digues, tétrapodes de béton sont des composants familiers et symboliques du paysage. Ils remplissent une fonction de protection à plusieurs titres, car ils retiennent les terres, mais aussi car ils sont pourvoyeurs d'emplois. Aujourd'hui, le béton fait vivre les campagnes en épongeant le chômage. L'argument des risques à contenir justifie son utilisation toujours croissante. Les risques sismiques, volcaniques, météorologiques, auxquels le Japon a toujours été exposé, se trouvent de nos jours accentués par le réchauffement climatique et l’emprise humaine sur les sols.
De retour en France, j’ai rencontré plusieurs personnes, historiens de l'art, ethnologues, géographes afin d’essayer de mieux comprendre ce que je rapportais. La géographe Marie Augendre, m'expliqua que le Japon était un « État constructeur » et qu'il menait une politique à même de garantir l'emploi dans les zones rurales, en échange d'un soutien politique au parti libéral démocrate, resté au pouvoir quasiment sans interruption depuis sa création en 1955. Selon cette chercheuse, les trois quarts des revenus des ruraux proviennent des salaires versés par les innombrables petites entreprises locales de travaux publics très liées à la classe politique, les collusions entre l'état et ces sociétés étant nombreuses. Le prétexte d’une catastrophe imminente justifie les privatisations et les avancées du programme libéral : le béton paraît tout à la fois nourricier et protecteur. Le chiffre de plus de 160 000 sites recensés comme dangereux légitime aujourd’hui encore des dizaines d'années de bétonnage.
J'appris qu'un écrivain et naturaliste originaire de la région de Kumano, Minakata Kumagusu, s’était battu jusqu’à sa mort en 1941, contre le déboisement et les effets de la soi-disant « modernisation » des modes de vie. Il fut un pionnier de l'écologie sociale. Je fis aussi la connaissance du physicien Jean-Christophe Valmalette, co-auteur du seul livre en langue française portant sur Kumagusu. Ce scientifique se rend très fréquemment au Japon pour observer des algues microscopiques, des diatomées, pour ses recherches portant sur les matériaux ; il les photographie avec un microscope. Valmalette m'indiqua qu'un grand colloque au sujet du botaniste Minakata Kumagusu allait avoir lieu au Japon l'été suivant. Je me suis également documenté sur la vie de Shozo Tanaka, autre pionnier de l’écologie politique. L'historien d'art Jean-François Chevrier, qui était venu me rendre visite à la Villa Kujoyama, avait attiré mon attention sur l’engagement de cet homme contre la pollution minière à Ashio dans les années 1890 et 1900, longuement évoqué dans l'ouvrage de Pierre-François Souyri,Moderne sans être occidental. Aux origines du Japon d’aujourd’hui.
J'ai donc organisé un troisième séjour au Japon, afin d’assister au colloque portant sur Kumagusu et de me rendre dans la région d’Ashio, pour essayer de comprendre ce qui se joue aujourd’hui dans cette autre montagne. Située au nord de Tokyo, Ashio, qui est aujourd'hui une petite ville, était à la fin du xixe siècle, une cité minière qui produisait la moitié du cuivre du pays, ce métal ayant une valeur stratégique pendant la guerre sino-japonaise. L'extraction minière fut la cause de la première pollution industrielle du pays. Elle empoisonna plusieurs départements en aval de la mine, condamnant les récoltes jusqu’à nos jours. Mais la pollution a également déclenché les premières luttes écologiques : les habitants se sont mobilisés pour leur survie, contre les intérêts des puissants. Député, issu d’une famille de paysans d'Ashio, Shozo Tanaka fut la figure de proue d'un mouvement qui héritait des révoltes paysannes japonaises du xve siècle. Avant de repartir, je fis encore la connaissance de Cyrian Pitteloud, historien spécialiste de l'affaire d'Ashio, qui me renseigna sur cette crise. Il me donna aussi différents contacts, dont celui d'une famille qui m'hébergea ensuite à Ashio.
Là, j’ai rencontré des bénévoles qui reboisaient les montagnes. Ils replantaient des arbres un à un, en pulvérisant un mélange de terre et d'engrais sur le sol, sur des pentes stériles depuis plus de cent ans, recréant ainsi des mosaïques de jardins à l'échelle du paysage. À Ashio, je ressentais le trouble précédemment éprouvé face aux effets de l’« extractivisme », du déploiement de gigantesques moyens industriels et du refus de reconnaître la limitation des ressources de la planète. Plusieurs mois après ce troisième séjour, je commençais la rédaction et la mise en forme du livre Two Mountains. Je proposais au physicien Jean-Christophe Valmalette de contribuer à l’ouvrage. Il m’invita à participer à un colloque à la Villa Noailles à Hyères et à y exposer mon travail avec celui du photographe Tadashi Ono. Je rencontrai à cette occasion le philosophe Hidetaka Hishida auquel je proposai également de contribuer à l’ouvrage.
LA HAGUE
Durant les deux années qui suivirent, le travail réalisé au Japon fut montré dans différents lieux d'exposition, dont la galerie Le Bleu du ciel à Lyon et le Musée des Beaux-arts de Chambéry. C'est à la suite de ces expositions que le centre d'art Le Point du jour m'invita à entamer une nouvelle résidence de recherche dans le nord Cotentin. La longue enquête menée au Japon me semblait bel et bien terminée et j’étais déterminé à tester un nouveau vocabulaire visuel, plus simple, comme s'il me fallait alors faire une pause et mettre de côté tout processus d’investigation. Résolu à me laisser guider par la simple expérience sensible, je commençais à photographier sans intention particulière les traits les plus visibles d’un territoire contrasté : les falaises, le vent, la mer, la lumière.
Un jour, depuis la ville de Cherbourg, j’aperçus au loin une immense fumée dont la beauté mouvante m'attira, à l’instar d’un signe qui semblait m'indiquer au sein du paysage où me rendre. Je m'approchai et découvris un feu dans les landes. Je fis une première photographie et me rendis compte que j’étais à la Hague, tout prêt de l'usine Orano dévolu au retraitement des déchets nucléaires. Je détournai mon regard et aperçut l'usine qui étais très étendue et que j'avais sans doute évité de regarder jusque-là. À la fois visible et invisible, elle se donnait à considérer de manière ambiguë : située au centre de la péninsule, sur une petite colline, elle surplombait le paysage alentour, de sorte qu’elle était discernable quel que soit l’endroit où l’on se trouvait. Mais contrairement aux sabō japonais, événements remarquables dans le paysage, ces bâtiments très communs passaient pour de banales installations industrielles. Bien qu'ils possèdent une puissance de destruction immense, ils se faisaient oublier. À ce moment-là, en quête de motifs visuels plus évidents, j’évitais soigneusement l'usine. Au Japon, de la même manière, j'avais sciemment contourné la question du nucléaire, tant il me semblait difficile de représenter l’invisible de manière pertinente.
Peu de temps après mes débuts dans les paysages de la Hague, je rencontrai l’ethnologue Françoise Zonabend qui me raconta la construction de l'usine, qui est documentée dans un de ses livres, La presqu’île au nucléaire,publié en 2014. Outre la peur d’un accident majeur, me dit-elle, les inquiétudes des habitants de la Hague se focalisent sur les doses, faibles mais constantes, de radionucléides qui émanent régulièrement de l'usine. Suite à la rencontre de cette chercheuse, je me rendis aux archives de la Manche et je photographiai divers documents du fonds Zonabend datant cette époque. Plus tard, je croisai le chemin de l’anthropologue Sophie Houdart, spécialiste du Japon, que j’avais déjà rencontrée durant la phase antérieure de recherche plusieurs années auparavant. Elle est directrice de recherche au CNRS et a mené un long travail sur la vie après la catastrophe de Fukushima. Cette nouvelle rencontre, décisive et surprenante à plus d'un titre, me mena précisément sur mon terrain de travail actuel au Japon. Elle était est invitée à la Hague, au moment où je m'y trouvai, pour donner une conférence intitulée : « Fukushima, La Hague, Rokkasho-mura : d'un territoire nucléarisé à l'autre ». Elle avait récemment publié le livreRetour à La Hague, féminisme et nucléaire, une réédition augmentée de La Hague, ma terre violentée de Xavière Gauthier. J'appris que la presqu’île pourrait être « lâchée », coupée du reste du continent si se déclarait un incident nucléaire à la Hague ou à Flamanville. Les écluses situées plus au sud autour des marais de Carentan seraient alors ouvertes, les voies de communication terrestres coupées et les populations du nord rapatriées vers le sud de sorte que le nord Cotentin deviendrait une île à part entière.
Sophie Houdart était la première à me parler de l'usine située à Rokkasho, dans cette autre péninsule japonaise. Cette usine avait été construite à partir du transfert de compétences françaises. À ce stade, je mis nos échanges de côté et repartis sur le terrain à La Hague. Comme pour rechercher la présence de la radioactivité, qui ne se voit pas et ne se sent pas, je m'approchai à nouveau de la matérialité des choses, des roches, de l’eau des rivières et de la mer. Je portai attention aux infrastructures techniques et à leur l’environnement, à toutes les formes de vie, mais également aux activités de résistance déclenchées par cette présence industrielle particulière : « Plus les sociétés capitalistes se développent, plus elles perdent leur capacité à recycler ce qu’elles produisent en excès, reléguant ainsi le négatif au domaine de l’invisible — l’air, l’océan, le sous-sol, les territoires économiquement inférieurs » écrit l’auteur et militant japonais Sabu Kosho.
Je me rendis à l'Acro (Association pour le contrôle de la radioactivité dans l'Ouest) à Caen où des chercheurs me parlèrent à nouveau de l'usine de Rokkasho au Japon, sœur jumelle de la Hague. Et je compris cette fois que mon sujet se trouvait dans l'articulation de ces deux territoires, établis en miroir. Ces territoires sont analogues d’un point de vue géographique, en ce qui concerne la possibilité d’en faire une île au cas où une catastrophe s’y déclarerait. Le nouveau chapitre à réaliser dans la péninsule de Shimokita émanait d’un processus de rebond qui articulait les deux lieux, à la fois distants et comparables. Une même forme de rebond avait été à l'œuvre lors de la réalisation de Two Mountains, amenant à une étude comparée qui me laissait une mobilité de la pensée et des formes, me permettait des passages d’un récit à un autre, d’une géographie à une autre. Cette première recherche d'une année à La Hague m’apparaissait comme une investigation préliminaire qui en appelait une seconde, en miroir, au Japon.
ROKKASHO
Réaliser une telle étude comparative repose sur l’idée qu’il n’existe plus aujourd’hui de situations exclusivement locales : chaque usine nucléaire concerne le monde entier ; à titre d’exemple, des traces de la catastrophe de Fukushima se sont retrouvées dans des relevés effectués en France. Un tel processus fait écho à la notion deMitate(concept clé de l’esthétique japonaise) qui consiste en une mise en rapport d’une chose avec une autre, un transfert d’un domaine vers un autre.
De là où je suis actuellement, je vois l'usine nucléaire de Ōma. Mon programme de travail inclut une étape en ce lieu et dans une trentaine d'autres qui m’ont pour la plupart été indiqués par Sophie Houdart. Peu après mon arrivée au Japon, je l'ai en effet retrouvée dans un temple zen situé tout au nord de la péninsule, à Osorezan. Là, chaque jour, des japonais viennent par dizaines rendre hommage à leurs défunts et rencontrer des chamanes Itako, dont le rôle est endossé par des femmes âgées, souvent aveugles, permettant la communication avec les morts. Nous nous sommes précisément retrouvés là le jour de la célébration des morts victimes la catastrophe de Fukushima. Autour du temple, d'innombrables tas de pierres étaient dressés par les visiteurs, composant un paysage minéral en perpétuelle transformation. Au milieu, se trouvait l'entrée de l'enfer bouddhiste, sorte de trou laissant en permanence s’échapper de la fumée soufrée.
Au bout de quelques jours, nous avons chacun repris notre itinéraire particulier, Sophie Houdart continuant son enquête sur l’île de Hokkaidō, tandis que j’initiais un tour de la péninsule jusqu’à Ōma. Dans ce port éloigné, se trouve une centrale nucléaire dont la construction a été interrompue suite à l’accident de Fukushima en mars 2011. Tout près de la centrale, une petite maison, située près de la mer, résiste au lobby nucléaire. À coup de millions de dollars, toute la ville fut soumise à l’autorité impériale de l’atome, sauf la petite maison d'Asako qui contraignit les autorités à modifier l’emplacement initialement envisagé pour la centrale et retarda sa mise en route.
Avant de quitter le temple d'Osorezan, nous avons convenu avec Sophie Houdart de nous retrouver deux mois plus tard, pour cette fois-ci cheminer ensemble et « partager un terrain ». Nous avons imaginé que, de cet objet commun (un territoire nucléarisé japonais, mis en rapport avec un autre en France), pourraient émerger des questions singulières. À l'heure actuelle, je ne sais pas où cela nous conduira, mais j’imagine que le croisement de nos deux approches aboutira à un renouvellement de nos méthodes respectives. Durant ce parcours de quelques jours, je serai dans une certaine mesure lié à son savoir théorique et à sa connaissance d’un terrain qu’elle étudie depuis des dizaines d'années. Mais l'intuition, la non-discursivité, le rapport à la matérialité des choses, qui font partie de ma propre méthode d'enquête artistique, me tiendront à l'écart d’une simple transposition de ses manières de travailler. Je resterai attaché à une approche empirique, fondée sur l'expérimentation plutôt que sur la quête de savoirs tangibles.