Jean-Paul Robert
Article publié dans la revue D'Architectures, juillet 2019.
Au Japon, deux montagnes, deux régions éloignées l’une de l’autre, toutes deux victimes de catastrophes récentes, l’une climatique, l’autre sismique. Les désastres qu’elles provoquent ne sont pas seulement naturels : ils résultent de l’héritage de l’histoire comme des approches culturelles et politiques qui y mènent et prétendent les réparer. L’étude menée par Julien Guinand autour de son travail photographique documentaire donne lieu à un livre et à une exposition aussi pertinents qu’instructifs.
Dans un des textes qui donnent relief à son livre, Julien Guinand rappelle ces lignes relevées dans un ouvrage consacré au zen japonais : « La trame du monde, je la vois. Il suffit que le regard se libère, c’est à dire cesse d’accommoder. La perception aiguë, désintéressée, objective du réel est la plus forte hallucination possible. » Julien Guinand s’est exercé aux déplacements auxquels invite cette réflexion : ne pas s’arrêter aux apparences, creuser sous la surface, abandonner l’appareillage ordinaire du regard pour s’abandonner à la vision, atteindre à une forme d’objectivation du réel en se fiant à la subjectivité de la perception. Mais une fois vue la “trame du monde“, reste encore à rendre compte des raisons ou des déraisons qui la composent ou la décomposent.
C’est lors d’un voyage effectué dans la région de Kumano, dans la péninsule de Kii au sud de Kyōto, que Julien Guinand a été interloqué par un sabō rencontré sur un bord de route. Le mot désigne les ouvrages d’ingénierie entrepris par le ministère de la Construction pour contrôler l’érosion et protéger des glissements de terrain, provoquées ici par la tempête tropicale Talas en 2011. Ce pansement appliqué à flanc de montagne illustre la voie du béton empruntée par le Parti libéral-démocrate au pouvoir sans discontinuer depuis les années cinquante. Elle fait les affaires des hommes politiques comme des entreprises ; elle permet encore de donner du travail aux petites gens qui peuplent cette région déshéritée, mais mythique, de ce pays « plongé dans le noir » selon l’écrivain Kenji Tagakami (1946-1992), qui en était originaire.
Le folklore donne la région comme un lieu mythique de la culture nippone, tant du fait des forêts de cryptomères qui recouvrent les montagnes, que des légendes anciennes, au croisement des traditions bouddhiques et chamaniques, qui la parcourent. En fait, les premières proviennent de la sylviculture intensive, qui fragilise les sols, tandis que les secondes ont été contredites à l’ère Meiji, au dix-neuvième siècle, qui entreprit la “modernisation“ du pays. Ainsi la “nature“ n’est qu’une apparence et la culture le lieu de conflits d’intérêts.
C’est un autre cataclysme qui a frappé la région d’Ashio en 2011- la même année que Talas. L’onde sismique à l’origine du tsunami qui a ravagé la côte est de l’île de Honshu et la centrale de Fukushima a provoqué des effondrements de terrain dans les montagnes de la région d’Ashio. Ils ont emporté avec eux les déchets des mines de cuivre exploitées de manière industrielle depuis le XIXe siècle. Une pollution industrielle d’ampleur, qui a occasionné de nombreuses luttes, dans le prolongement des mobilisations antérieures.
Pour noyer le poisson et protéger Tōkyō, en aval, le gouvernement a construit sur la rivière un barrage qui a emporté la contestation avec les villages. Et Julien Guinand de tirer cette conclusion amère et lucide : « La “crise écologique globale“ est issue d’un mélange d’inconscience et de volonté de domination propre à l’humain, et plus précisément d’un esprit de cupidité lié au capitalisme. »
Les qualités de son livre ne tiennent pas tant à la justesse de la cause défendue qu’à l’invention d’une forme de documentaire sociologique. Sa richesse tient des textes qui s’intercalent entre les images sans les recouvrir, de la conversation entre philosophe, physicien et critique d’art. Elle est appuyée par le recours à des documents graphiques ou photographiques qui introduisent et instruisent ces propos. Elle procède surtout des photographies de Julien Guinand qui les appellent. Ses vues conjuguent les sujets pour montrer paysages, jardins, portraits, scènes de rue ou d’intérieur, détails, en variant les focales ou en télescopant les échelles. Son livre renvoie autant au travail fondateur de Walker Evans qu’aux œuvres du cinéaste Chris Marker. Il leur doit l’idée de photographie documentaire et l’importance du travail de montage. Tandis que nous lui sommes redevables de nous donner à voir la trame du monde.