VISIONS DES FORCES
Michel Poivert
Extrait d'un texte publié dans Forces, Éditions deux-cent-cinq, 2011.


Des photographies aux contenus méditatifs : personnages concentrés, objets isolés, nature abandonnée, feux éphémères ou animaux à l'arrêt... Mais le calme n'est qu'apparent. Il s'agit de tireurs de compétition, d'abris de chasse, du travail de la terre, de moteurs, de vitesse et de collision, ailleurs de la croissance inexorable de la végétation ou bien encore des plis irrésistibles de la géologie... Toute l'œuvre de Julien Guinand s'attaque à la représentation des forces.

La force se manifeste partout mais elle reste un mystère. Le concept même est l'objet d'une controverse ancienne entre physiciens. Pour certains, la force est imperceptible voire inexistante (seuls existent des vecteurs). Pour les autres, « les » forces sont perceptibles, le toucher par exemple permet d'en faire l'expérience. Quoi qu'il en soit, représenter les forces revient à inventer l'image de ce qui s'éprouve sans se voir. De manière intuitive mais avec constance, le travail de Julien Guinand s'emploie à défier cette invisibilité.

Avait-on oublié que la force existe indépendamment de la violence ? A regarder Les tireurs, absorbés dans l'avant ou l'après de l'acte, recueillis et presque pieux, vêtus comme des troubadours, la force semble suspendue et indifférente à toute menace. Le tir reste invisible car ce n'est pas lui qui contient la puissance qui se délivre, elle est apparente en revanche dans ces visages aux expressions inaccomplies.

Les gestes sont pourtant là. Gestes de l'effort collectif produit pour remuer la terre : un groupe se partage pelles et râteaux pour creuser à l'aplomb d'un bois. Tonalités sombres, scène ancestrale, costumes contemporains lorsqu'on imaginerait ceux des paysans de la peinture réaliste. Il s'agit de ce fameux « retour » à la terre dont l'imaginaire de référence est fourni par l'histoire de l'art.

Suppléant les muscles, rien mieux qu'un moteur ne contient l'idée de la force. Cœur mécanique, machine célibataire lorsqu'elle s'expose en dehors de son contexte. Le moteur n'est plus un objet, pas encore une machine, il est puissance en devenir. Photographié frontalement, à une distance suffisante pour que l'échelle nous le rende familier, le moteur semble immobile. Et pourtant, à bien y regarder, l'indice d'un flou trahit son fonctionnement. Immobile dans son corps mais sous tension, image stable d'une dépense : sculpture.

La force est aussi une menace et la condition de la violence. Elle s'imprime au cœur de l'œuvre de Julien Guinand. La cible est une figure fétiche qui incarne cette violence. Cible vertueuse, le lieu de l'impact destructif d'un crash-test : le photographe détaille cette structure butoir, ce lieu de l'expérience, cet objet destiné au sacrifice de l'expérience de la force. Ce martyre. Et plus encore, venant en écho des tireurs et des abris de guet, la cible proprement dite. Criblée d'impacts, elle laisse deviner le dessin suggestif d'un ours, victime en effigie des forces déchaînées.

Les forces s'exercent selon des temporalités différentes, et à la rapidité du tir et de la projection répond le ralenti de la croissance végétale. La force semble inexorable et le champ de l'image suffit à peine à découper dans la marée verte. Infini ralenti, celui des plis géologiques qu'une image cadre suffisamment serré pour ne pas verser dans le genre du paysage et rester au plus près de l'effondrement. Julien Guinand consacre ainsi les éléments. Il ne pouvait qu'être sensible à une scène aussi singulière que symbolique dont il donne une manière de séquence : un feu dans la neige. Là s'exerce comme dans un laboratoire naturel l'alliance de forces contraires, une figure de l'équilibre et de son caractère éphémère. Plans serrés, séquences, le vocabulaire photographique de l'artiste n'est pas celui de l'effet, mais celui d'une disponibilité et d'une attention soutenue, qu'il propose pour offrir un portrait du règne animal à partir d'une autre figure de la force : la vitesse.

La galerie de portraits des lévriers contraste avec l'idée attendue d'une saisie instantanée de leur course – comme Les tireurs que Julien Guinand préfère inoffensifs. L'anatomie de l'animal contient la promesse de sa performance, son esthétique est celle d'une nature modelée par la passion humaine du jeu : l'athlète libère la force qui le contraint et le détermine. Série presque normative par sa répétition, l'exhibition du chien de course est une façon d'ouvrir la question de la force à celle du regard social.

Le répertoire des graffitis tracés sur des agaves est une manière d'enquête sur une pratique sauvage dont l'histoire de la photographie a donné de célèbres exemples comme celui des images de Brassaï dans les rues de Paris ou plus récemment celles de Paul Graham dans les toilettes publiques « Paintings ». Mais jamais le graffiti n'avait été observé sous l'espèce d'une scarification du végétal. Le langage se donne ici à voir comme une agression de la nature - une force, toujours, celle d'une domination du langage.

C'est bien dans un au-delà des mots que Julien Guinand construit une poétique des forces, qui est aussi un moyen de rejoindre une poétique photographique. La célébration de la lumière que propose le portrait d'un « sungazer », discipline d'une contemplation de l'astre solaire, révèle dans toutes les autres images une métaphore photographique de l'empreinte et de l'inscription. Mais elle ne referme pas le processus photographique sur une célébration du médium, elle le relie à des questions universelles que l'artiste actualise à sa manière, j'y vois notamment une profonde recherche sur la puissance.