CULTIVER LES ÉCHOS, CROISER LES PRATIQUES
Sophie Houdart, Élodie Royer, Julien Guinand
Texte publié dans le livre Presqu’îles édité à l’occasion de l’exposition éponyme au Point du jour, Cherbourg, 2025.  


Élodie Royer :

C’est la première fois que nous sommes réunis, me semble-t-il, mais nous échangeons depuis plusieurs années autour de nos approches respectives — photographique, artistique, anthropologique — et nos recherches ont en commun de porter sur les architectures visibles et invisibles du nucléaire et leurs effets, dans des milieux de vie affectés par un avant ou un après-catastrophe. Pour commencer, Julien pourrais-tu raconter comment le Japon et ces questions arrivent dans ton travail ?


Julien Guinand :

Durant mes études de photographie à Arles, je découvre la photographie japonaise d’une part, et d’autre part je commence à m’intéresser au zen. Ce sont les premières entrées. Puis je prolonge mes études à l’université et je réalise un travail de recherche sur la photographie japonaise. Ce n’est qu’en 2015 que je fais un premier séjour au Japon, en famille. On décide de se rendre dans la péninsule de Kii, pour passer du temps dans les forêts de Kumano. Cette péninsule située au sud de Kyoto est considérée comme le berceau mythique du Japon, mais elle a longtemps été un territoire de relégation, qui porte d’ailleurs toujours les traces de cette subalternité très ancienne — un aspect qu’on retrouve à Rokkasho. On dit que Kumano a accueilli aussi bien des nobles déchus que des anarchistes, par exemple. C’est un lieu qui aujourd’hui attire, notamment les touristes (plutôt un « tourisme spirituel » puisqu’il y a un chemin de pèlerinage à travers les forêts), mais également un lieu où existe une forme d’altérité très forte. C’est un territoire de l’ombre — ne serait-ce que par sa configuration géographique, avec des vallées très étroites.

Ce premier séjour a été le point de départ d’un travail mené durant plus de trois ans. Ça a donné l’ouvrage Two Mountains qui met en résonance, déjà à ce moment-là, deux territoires, deux lieux distincts, Ashio et Kumano, deux montagnes altérées par l’activité humaine, l’une à cause de la pollution industrielle, l’autre du fait de la sylviculture intensive. Et voilà que je suis ramené au Japon par le travail conduit en collaboration avec le Point du Jour, après un long détour par La Hague.

La toute première image que j’ai faite au Japon en 2015 est aussi la dernière du livre Two Mountains. Il s’agit d’une photographie prise à Nara, lors d’une manifestation contre la reprise du programme nucléaire et la remilitarisation du pays. Je l’avais d’abord mise de côté, car elle semblait s’écarter du « sujet » du livre. Elle m’apparaît aujourd’hui comme une anticipation des thèmes que j’allais explorer par la suite.


ER :

Ce que tu décris là dessine également un autre trait commun, au-delà de nos disciplines d’appartenance et de nos pratiques : nous cherchons à raconter des histoires qui nous ancrent dans des terrains. Dans cette exposition, vous faites se rencontrer photographie et anthropologie, comme, dans ma propre pratique curatoriale ou d’écriture, j’essaie de faire se croiser différents champs de connaissances. La manière dont nous laissons ainsi entrer d’autres types d’approches dans nos pratiques dit beaucoup, je pense, sur la façon dont nous tentons de réexpérimenter des relations autres, des relations qui nous engagent. Pourriez-vous revenir sur votre rencontre et les débuts de votre collaboration ?


JG :

Le point de départ, c'est La Hague. En 2023, Le Point du Jour m'invite en résidence et me donne carte blanche pour travailler dans les alentours de Cherbourg. Je commence à faire des images de manière intuitive, d’abord sans chercher à me documenter particulièrement, pour laisser les choses arriver. Au bout de quelques jours de travail, j'aperçois au loin, depuis Cherbourg, une grande fumée dans le ciel, que je suis pour découvrir un incendie dans la lande, à La Hague, tout près de l’usine de retraitement des combustibles usagés. C’est l’été, les incendies se succèdent en France. Je fais mes premières photographies dans La Hague avec ces fumées à l’horizon. Deux d’entre elles sont présentées au début et à la fin de l’exposition. C’est en tournant la tête, dans le hors champ, que s’impose à moi la présence dans le paysage de l’usine, que j’avais soigneusement évité de considérer jusque-là.

À partir de ce moment, je commence à photographier les différentes infrastructures liées à l'énergie, en particulier nucléaire, qui sont installées dans la presqu’île. Mais je me rends rapidement compte de la difficulté à représenter photographiquement ce que sont ces installations, car il y a finalement peu à voir, comme mon expérience à Rokkasho l’a confirmé par la suite. En tout cas, il y a une contradiction parce que les usines sont à la fois très visibles — à La Hague en particulier, elles dominent le paysage – et en même temps elles paraissent très banales. À l’inverse, les structures de béton que j'avais photographiées auparavant au Japon, constituaient un vrai événement visuel : quand on les découvre sur les montagnes, il y a simultanément  un phénomène de fascination et de répulsion. Je comprendrai plus tard, grâce à Sophie, qu’il y a des pratiques paysagères qui sont précisément conçues pour invisibiliser les centrales. En enquêtant, je me suis peu à peu rendu compte qu’au Japon il y avait un territoire analogue à La Hague. Ce sont les personnes rencontrées au laboratoire de l’Association de contrôle de la radioactivité dans l’ouest [ACRO] qui m'en parlent dans un premier temps. Et puis il y a la rencontre avec Sophie à La Hague qui m’explique que précisément la recherche qu’elle mène fait se rencontrer ces deux lieux, La Hague et Rokkasho. Nous avions déjà échangé quelques années auparavant à propos de Two Mountains, mais là notre dialogue ouvre une autre perspective : je comprends que mon projet dans le Cotentin peut se prolonger au Japon.


Sophie Houdart : 

Au moment où on se rencontre, j'ai commencé en effet à faire du terrain dans La Hague, et je m'apprête à partir à Rokkasho. C'est donc aussi une conjugaison des moments, qui fait que notre attention à tous deux est portée d'un territoire à un autre. Julien et moi n’avons pas les mêmes outils, et cela permet justement de doubler les points de vue. Mais surtout la relation de travail a été possible, je crois, parce que je pressentais qu’on entretenait un rapport au terrain similaire, le fait de ne pas arriver avec une image bien construite, déjà figée, qu’il n’y aurait plus qu’à reconnaître ou à confirmer. La question qui m’importe, c’est : dans quelle « disposition » abordes-tu ce terrain ? Pour moi, il y a une délicatesse à avoir quand on arrive dans des lieux comme La Hague ou Rokkasho. J’en avais fait l’expérience à Fukushima, lors des enquêtes que j’y ai menées seule ou en collectif, il y a des écueils terribles à travailler dans ces endroits parce que notre imaginaire est déjà très peuplé, surpeuplé en fait, et que ça rend difficile de voir les choses telles qu’elles sont, avec toutes leurs complexités, leurs ambivalences.


ER :

Effectivement, je pense que l'enjeu pour des pratiques artistiques qui impliquent aujourd’hui des questions sociales et politiques – et on le sent dans la tienne, Julien – consiste à ne pas se tromper de représentations. On voit bien dans tes photographies comment tu déplaces le regard vers un hors-champ, comment tu cherches à saisir d’abord un environnement, pour le raconter dans ses aspérités. Dans le document que tu m’as envoyé pour préparer cette conversation, certaines photographies de La Hague sont organisées suivant des typologies qui interrogent : « l'eau », « le vent », « les roches », etc. Tu m’as expliqué qu’en photographiant ces éléments, tu avais essayé de restituer ces champs de force qui entourent en quelque sorte cette industrie. Est-ce une organisation dont tu as conscience dès le moment de la prise de vue ? Est-ce que tu crées préalablement cette typologie ? Peux-tu nous expliquer davantage de ton processus créatif ?


JG :

Ces catégories géologiques, environnementales traversent tous mes travaux. Ce sont des thèmes que je retrouve et autour desquels je continue de tourner. Mais là, ça a été plutôt une organisation qui s’est faite après coup, pour rendre compte d’une progression dans mes sensations. Et on s’est appuyé sur ces univers de sens pour construire le parcours de l'exposition : dans la première salle, on trouve des photographies qui appartiennent à un registre atmosphérique puis l’exposition évolue vers un propos plus documentaire. Ça dit le cheminement, qui a d'abord été un rapport simple au territoire, ce que chacun peut voir en arrivant à La Hague : le ciel, la mer, les roches, la végétation…


ER :

Dans l'exposition, vous choisissez également d'entremêler les deux terrains, Rokkasho et La Hague. Comment cela se met-il en place ?


SH :

On a travaillé à la fois en partant des photographies de Julien et de ma pratique d’enquête. Pour moi, il ne s’agit pas de comparer La Hague et Rokkasho ni de les mettre opposition frontale. Je réfléchis à la manière de passer de l'un à l’autre territoire. D’où le titre de l’exposition « Presqu’îles. La Hague – Rokkasho – La Hague » qui figure un trajet, un parcours. Toi, Julien, tu as commencé à La Hague, et puis tu es allé à Rokkasho, pour revenir ensuite dans le Cotentin avec un nouveau regard, informé et transformé par ce voyage au Japon. Moi, je suis familière de La Hague car j’ai passé beaucoup de vacances dans la région depuis que je suis petite, mais je n’apprends vraiment du territoire qu’après avoir passé du temps à Fukushima. Quand je reviens, mon regard n’est plus le même, et c’est depuis La Hague que je me rends à Rokkasho, pour revenir aujourd’hui dans La Hague. Pour nous deux, il s’agit donc de produire des effets de transformation réciproques en allant d'un lieu à l'autre. Et d’une certaine façon, en faisant cela, nous accompagnons tout ce qui transite déjà entre les deux territoires : des transits de matière, de personnes, de technologie, des mouvements entre beaucoup choses, des mouvements d’affects aussi. Le lien existe, et on ne fait que le suivre, on l'acte, on le teste, on l'expérimente.


JG :

C’est ce qu’on a essayé de construire dans le parcours de l'exposition : en présentant seulement des images du Cotentin dans la première salle puis, dans l’espace de transition vers la deuxième salle, des images minérales prises dans La Hague qui se mêlent à d’autres prises au Japon. On a cherché à cultiver un trouble à ce moment-là, à rendre ambigu le lieu où l’on se trouve. On arrive ensuite, à Rokkasho, et enfin retour à La Hague.


SH :

On a travaillé avec une double contrainte : dans les photographies de Julien, il y avait des motifs récurrents qui confondaient les deux territoires, et ces confusions nous intéressaient parce qu’elles venaient renforcer leur analogie. C’était suffisant pour imaginer entremêler les espaces. Mais, en même temps, il y avait une exigence à garder les singularités. En réalité, ces territoires ne sont pas les mêmes. Ils ont été construits comme des analogons. On dit qu’ils se ressemblent, et les personnes elles-mêmes jouent de ces ressemblances, mais les personnes ne sont pas les mêmes, les histoires de vie ne sont pas les mêmes, les terres, les rochers, ne sont pas les mêmes. On voulait donc travailler dans cette tension-là, pour faire grésiller l’imaginaire à certains moments tout en préservant les singularités.


ER :

Dans mes recherches qui se situent aussi entre la France et le Japon, je réfléchis également beaucoup à cette question de ce qui se passe, de ce qui passe, entre deux lieux. Dans son ouvrage Vivre de paysage. Entre les montagnes et les eaux, le philosophe François Jullien parle d'un « vis-à-vis réflexif », pour qualifier l’étude qu’il mène, entre les conceptions du paysage en Chine et en Europe, par-delà leurs différences et ressemblances. Je trouve cette idée d'un « vis-à-vis réflexif » entre deux milieux géographiquement éloignés, opérante par sa façon d’ouvrir sur autre chose que des comparaisons : elle implique une mobilité essentielle, crée des points de passage qui autorise d'autres récits, d'autres manières de convoquer ce qu’on appelle les « contextes ». Dans l’exposition, il y a ce parcours que tu nous as décrit Julien, et puis il y a tes enregistrements, Sophie. Comment opèrent-ils ?


SH :

Sur la base de l’enquête que je mène à La Hague depuis plusieurs années, et sur la base de celle que j’ai commencé l’année dernière au Japon, je suis en train de travailler à des récits très courts. C’est un format dont je ne suis pas vraiment familière, assez différent des ethnographies longues que j’ai produites jusqu’ici. Dans l’actualité que connaissent les deux territoires de La Hague et de Rokkasho, dans la densité de ce qui trame leur quotidien, j’essaie de faire remonter des unités de sens qui s’entendent comme des histoires, le tout sur un temps très ramassé. J’ai travaillé aussi en regardant encore et encore les photographies de Julien. Certaines choses appellent d’elles-mêmes des récits. Après coup, je me suis rendu compte qu’il avait été plus facile pour moi, au moment de l’écriture, de partir de situations à Rokkasho plutôt qu’à La Hague, mais j’ai cherché des points de jonction forts, assez explicites.


ER :

En voyant les photographies et en écoutant les récits, ou inversement, je me suis interrogée sur le parti-pris documentaire à l’œuvre dans tes images, Julien. Il y a, bien sûr, plein de façons de faire des photographies, et les tiennes se construisent ici avec une certaine distance par rapport au sujet photographié. Les récits, quant à eux, apportent un contexte, nous faisant entrer autrement dans les images. J’ai pensé, en vous regardant et en vous écoutant, à cet art de l’attention et de l’observation dont parlent des anthropologues comme Anna Tsing ou des philosophes comme Bruno Latour et qu’ils ont remis à l’honneur dans leurs travaux : cette attention fine aux relations produites par chaque situation, qui oblige à enquêter, ou du moins à décrire, pour faire émerger d’autres histoires. Qu’est-ce que cet art de l’attention et de l’observation, cet art de la présence à une situation, raconte, pour vous, de la pensée écologique et environnementale actuelle ?


SH :

Tu parlais tout à l’heure, Élodie, au sujet des photographies de Julien de « hors-champ ». Dans la perspective écologique vers laquelle tu nous amènes, l’attention renvoie à l’idée de rester suffisamment « mou » d’une certaine façon, pour se rendre disponible à tout, sans filtrer a priori. Comme Julien, quand j’arrive quelque part, quand je vais à la rencontre des personnes, je capte d’abord des choses par l’observation, relative au registre visuel. Mais par ailleurs, il y a tout ce qui relève de la dimension sensible, la lumière, ou je ne sais pas, l'humidité sur la peau, la manière dont les gens parlent du territoire qu'ils aiment, auquel ils sont attachés. Restituer tout ça est une gageure, mais c’est important. Et d’autant plus important que ça l’est aussi pour les habitants de La Hague comme de Rokkasho, qui disent leur attachement à leur territoire, envers et contre tout, pourrait-on dire. C’est une des raisons pour laquelle je ressens ici une énergie que je trouve rarement ailleurs : l’évidence de la beauté des paysages, des forces qui les animent, vient sans cesse se frotter à l’inévidence de ces côtoiements avec des infrastructures nucléaires. C’est ce que viennent ouvrir tes photographies, Julien, en faisant porter l’attention sur le hors-champ : il n'y a pas que du très visuel, ou du très dramatique, ou du très problématique.


JG :

Tu soulignais, Élodie, le statut documentaire des images. Elles sont effectivement très descriptives, frontales, elles cherchent la distance juste, ni trop loin, ni trop près. En réalité, j'essaye le plus possible de ne pas arriver avec une idée préconçue, avec un programme, pour éviter justement d'aller chercher des photographies qui viendraient illustrer une thèse. En fait, la seule méthode de travail, d’ailleurs difficile à mettre en œuvre, est une forme de disponibilité entière au réel. Il s’agit de voir à la fois les éléments très signifiants, mais aussi tout ce qui compose le réel. Ce sont, comme le dit Sophie, tous les éléments d’un hors-champ par rapport au sujet : les forces et les processus naturels, (des scintillements dans la mer, des reflets, la matérialité des falaises, des fumées…), qui ne sont pas les objets neutres d’une écologie scientifique, mais qui constituent justement toute une gamme de « liants » poétiques. Dans le zen, on cherche à atteindre une disponibilité qui ne crée pas de hiérarchie entre les choses.


SH :

On se retrouve effectivement complètement sur cette idée, Julien. C’est ce qui m’a plu d’abord dans tes photographies : ne pas hiérarchiser a priori les éléments, donner la même importance à une vague qu'à une vue de l'usine. Je crois que ces photographies sont « justes », je ne sais pas trop comment dire, parce qu'elles collent à l’expérience de certains des habitants, qui est une expérience très complexe, faite d’usines, d’inquiétude, de colère, mais aussi de lumière et de vent. Il faut pouvoir comprendre toutes ses dimensions, ne pas réduire le territoire à l’un de ses aspects au détriment des autres – ce que font souvent les approches critiques, qui désapproprient parfois les expériences de vie singulières.


ER :

En même temps, j’ai été étonnée de constater, Julien, que dans tes photographies prises cet été autour de Rokkasho, on y voyait peu d’humains représentés. Mais plutôt des paysages et des architectures vides, qui font ainsi davantage ressentir la matérialité des infrastructures, ce qui organise les territoires, mais aussi qui domine la nature. Dans cet ensemble, seuls quelques personnages apparaissent : des pêcheurs, des passants, une femme… Toutefois lorsqu’on entend tes récits enregistrés sur ces mêmes lieux, Sophie, d’un coup, l’espace se remplit. Je trouve cette balance très réussie. On sent que le dialogue se met en place, pour construire une histoire faite de vides et de pleins.


JG :

C’est vrai que Sophie et moi avons pas mal discuté de cette question de la présence de l’humain. Il se trouve que je viens d'une pratique du paysage  : non pas que je veuille m'en tenir aux codes du genre, mais il est vrai que quand je photographie, je m’attarde d'abord sur la configuration des espaces, comme s'il me fallait passer d'abord par la vue d'ensemble pour ensuite poser mon regard. Cela induit qu'il y a souvent des variations d'échelles entre les photographies, du lointain au plus proche. Je ne tiens pas du tout à vider mes images de présence humaine, mais je dirais plutôt que j'ai un intérêt pour la matérialité des choses, et comme je le disais tout à l'heure, je laisse de la place à des motifs qui sont récurrents comme le minéral, le raviné, le sédimenté, etc. Donc il ne s’agit pas de dire que ces espaces sont vides de présence humaine, au contraire, l’activité humaine est omniprésente, mais il s’agit plutôt de me placer du point de vue des choses, d’où une approche très matérielle de ces territoires. Les personnages apparaissent dans mes photographies quand ils font partie de la scène en tant qu'acteurs du territoire  : des pêcheurs, des passants, des bénévoles, mais le plus souvent ils apparaissent parce qu'ils participent au récit, ou plus précisément au contre-récit. Je n'ai pu intégrer le portrait d'Atsuko que parce qu'elle m'avait d’abord raconté son histoire qui constitue une alternative au récit officiel de l'usine.


SH :

Cette tension que tu relèves, Elodie, est vraiment importante. De mon côté, je m’intéresse beaucoup à la manière dont ces presqu’îles ont été construites, historiquement, par des procédés rhétoriques, visuels aussi, comme des « bouts du monde ». Si on y pense, on aurait très bien pu les regarder comme les débuts de quelque chose, d’un voyage par exemple, d’un nouveau monde, d’une aventure, et non comme des fins, des bouts. Des ouvertures plutôt que des fermetures. Et de fait, les pratiques paysagères dont tu parles, Julien, ont participé à et continuent d’entretenir, souvent, ce point de vue. On parle d’endroits très composés, à La Hague comme à Rokkasho, par ces pratiques de paysage, mais aussi par des dynamiques d’appropriations / expropriations par exemple, qui ont été et sont encore très structurantes. Il y a, dans les deux cas, des forces contradictoires de peuplement et de dépeuplement.


ER :

Dans un des récits, tu parles de la construction d’un village français dans cette commune japonaise, Misawa, où par ailleurs la présence américaine est aussi devenue très forte avec l’installation d’une base militaire. Ces questions de dépeuplement / repeuplement sont vertigineuses car elles sont ancrées dans l’histoire de ces préfectures au nord du pays, Aomori et Hokkaido, mais aussi au sud avec Okinawa, « devenues japonaises » à la suite à de vagues de colonisation, de processus d’assimilation culturelle et d’assujettissement. Cela dit aussi beaucoup, bien sûr, du choix de ces territoires comme lieux d’implantation d’une telle industrie nucléaire. Tes photographies, Julien, attestent aussi de ces transits, et de ces présences contrariées. Dans la mise en dialogue que vous proposez ici, on en vient alors à chercher, dans les photographies, les indices de ce qu'on entend dans les récits. En tant que spectatrice, spectateur, on recrée des temporalités dans l’interstice de ces deux médiums qui proposent, chacun à leur façon, des histoires qu’on reçoit de façon non simultanée, et donc qu’on réagence. Cela nous rend très actifs, et tant mieux s’il y a des équivoques. Ce qui m’amène à une question plus concrète sur la fabrique de ce dialogue. Comment avez-vous travaillé ? Vous êtes-vous retrouvés ensemble sur ces terrains ?


JG :

Pour Two Mountains, j’avais travaillé d’une manière inversée par rapport à ce projet, puisque j’avais invité quelqu’un sur mon terrain, l’historien d’art Jean-François Chevrier. Ça m’intéressait de voir comment quelqu'un d'un champ autre que le mien pouvait lire le territoire à partir de ses connaissances. Avec Sophie, on pourrait plutôt dire que nous nous sommes croisés au Japon : c’était au mois d’août, sur une durée de quelques jours, au mont Osore, où se situe, dit-on, l’entrée du royaume des morts. J’arrive tout en haut d'une petite montagne qui est une caldeira, pour retrouver Sophie dans un temple, où sont dites des prières pour la paix des défunts. C’est dans ce lieu rituel, où se déroulaient plusieurs cérémonies au cours de la journée, qu’elle m’a indiqué les endroits où elle était allée, comme une sorte de délégation. Cette fois, c’est donc moi qui suis allé sur le terrain de quelqu’un d’autre. L’idée a été de marcher dans ses traces. C'est une dynamique très particulière parce que tu es « mis en disposition » par une expérience précédente, par le passage de quelqu'un d’autre au même endroit, mais pas au même moment. À partir de la rencontre avec Sophie au mont Osore, nous avons établi, Célia Tual, avec qui je voyageais, et moi, un itinéraire avec un certain nombre de points, qui dessinait un tour de la péninsule. On a suivi ce parcours une première fois, puis une seconde jusqu’à la pointe tout au nord de la péninsule pour voir la centrale d’Oma et « Asako House », cette petite maison devenue un symbole de résistance.


ER :

Ce processus avec ses différés et ses micro-décalages fait écho à ce que tu disais plus tôt, Sophie, sur vos approches qui créent des sortes de grésillements dans le rapport au réel et dans l’imaginaire, et qui poussent à opérer de nouveaux réglages. À cet égard, votre découverte, en différé, de l’histoire d’Asako qui a refusé de vendre sa maison et de céder son terrain pour l’implantation d’une centrale est incroyable. Elle est aussi le témoin d'une lutte à la fois intime et collective. Grâce à la mise en place d'un réseau de résistance qui a permis l’envoi de lettres venant du monde entier, le passage quotidien du facteur a obligé à maintenir ouverte la route d’accès à la maison et à empêcher ainsi l’expropriation au bénéfice de la centrale.


JG :

On a vécu un moment très étonnant là-bas : on emprunte la route d’accès et on rencontre Atsuko, la fille d’Asako, qui par chance était là et qui continue à vivre dans la maison depuis le décès de sa mère. Nous sommes en train de discuter quand des employés de la centrale, dont les terrains entourent « Asako House », passent en voiture pour leur ronde de surveillance — en voiture et non plus à pied parce qu’ils ont peur des ours, qui défraient régulièrement la chronique dans la région ! Et là Asako commence à baisser la voix pour ne pas être entendue. Tous les jours, ils empruntent cette route. La maison est sous surveillance constante, enserrée par la centrale.


SH :

Pour moi, cette histoire raconte quelque chose d’un sens profond de la persévérance. C’est aussi pour ça que les questions géologiques sont importantes : les roches, les minéraux durent et offrent de la résistance. Ils font remonter des histoires qui sont très anciennes, et que les habitants connaissent très bien. L’histoire d’Asako et de sa famille, luttant pour cette petite maison depuis des années, est touchante parce qu’elle montre que les habitants finissent par entretenir, dans ces territoires, des rapports au temps singuliers. C’est comme s’ils cherchaient à gagner du temps, à l’étirer ou le suspendre.


ER :

Au fil de cette discussion, on sent bien ce que travaille dans vos pratiques la place donnée à la collaboration — entre des personnes, entre des personnes et des contextes, des contextes et des disciplines. En revanche, on ne sait peut-être pas très bien encore comment ces processus peuvent véritablement constituer des guides dans nos manières de faire, mais ils nous poussent à tordre nos approches et nos récits. Ils ouvrent des possibles, là où nous sommes souvent pris dans des rapports clivés, de dépendance, ou de domination, notamment face à cette question de la place du nucléaire dans la société.


SH :

Ce que tu décris, c'est un geste d'invitation, à laquelle Julien et moi accordons beaucoup d’importance. On sort un peu du « quant à soi », mais on n’est pas du tout dans une appropriation d’un terrain ou d’un sujet, comme l’ont fait longtemps les anthropologues ou les artistes. Je crois que ces dispositifs permettent d’aller au-delà : plus on cultive les échos sur le même terrain, plus il y a de choses à dire au profit du terrain lui-même, pas au profit de « toi », de « moi ».